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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Lettre à Etty...

Lettre à Etty...

Tu es née trop tôt, bien trop tôt. Tu aurais aujourd’hui cent ans et ta jeunesse m’obsède.

Et moi, je t’ai rencontrée trop tard peut-être. Il m’a fallu l’émotion intense d’un témoignage. C’était au camp de Gurs, le 24 octobre 2010 …

Soixante-dix plus tôt, Amira Gelow avait onze ans. Comme 6500 autres Juifs de Bade et du Palatinat en Allemagne, elle et ses parents sont expulsés de chez eux. Au bout de plusieurs jours de trajet, Amira est jetée dans la boue du camp de Gurs où « les rats et toute sorte de vermine se sont régalés de nous ». Bouleversée, elle se souvient : « Je me trouve près de ces tombes et alors que je regarde le bosquet vert qui est le Gurs d’aujourd’hui, où poussent des arbres et des fleurs, où les oiseaux gazouillent, j’ai devant les yeux les marais de Gurs et la misère d’autrefois, et tant que je vivrai, cela ne sortira pas de ma tête ». Puis, elle raconte la suite : « Je suis restée en vie. Les membres juifs de la Résistance française m’ont sortie du convoi à destination d’Auschwitz, le convoi n° 33. Mes parents n’ont pas eu cette chance ; ils ont été assassinés à Auschwitz, et ils ne m’ont laissé aucune tombe, aucun nom, et ce n’est que dans mon for intérieur que leur souvenir reste vivant. »

Je suis de ceux que la peine fait rarement pleurer ; l’émotion oui.

Sans ce trouble intense, je ne sais pas si la lecture de ton journal et de tes lettres, chère Etty, m’aurait autant rapproché de toi. Ce sont des textes confidentiels, écrit pour se parler à soi-même. Ces mots n’étaient pas destinés à être lus, mais, une fois édités, ils n’ont plus de frontières.

Tu te racontes toute, avec une impudeur qui me fais croire, moi qui te lis si longtemps après, que je suis ton confident. Tu as ce goût immodéré de la vie, des plaisirs, de la liberté, des excès et de la sagesse. Plus que des hommes, tu es amoureuse de l’amour, incessamment à la recherche « d’un petit morceau d’éternité ».

Caustique, ironique, érotique, curieuse, tu vas explorer cet appétit d’amour jusque dans les moindres recoins. Tu te déclares « amante experte », mais très vite l’amour d’un homme devient l’amour de l’humanité tout entière. Tu me racontes aussi tes plaisirs et tes découvertes : Rilke, Dostoïevski, Jung, saint Augustin, mais aussi les longues promenades à vélo dans Amsterdam, respirer le vent … Tu es d’une lucidité totale : tu sais l’horreur qui t’entoure ; tu es sans illusion sur le sort qui t’est réservé. Explique-moi encore comment, toi si fragile et insatisfaite, dans ces années de ténèbres et de barbarie, tu as trouvé la force d’être vivante et gaie comme si tes jours n’avaient pas de fin. Comment as-tu fait pour ne pas obéir à la tentation de l’angoisse continuelle d’un futur grimaçant ?

Tu me dis : « La saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d'autre solution que de rentrer en soi-même et d'extirper de son âme tout cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n'ayons d'abord corrigé en nous. L'unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs.”

En te tuant, Etty, les allemands t’ont condamné à rester jeune éternellement. Comme toi, d’autres qui s’appellent Anne, Hélène ou Ruth (1) hurlent que « la vie est belle », que « la vie est extraordinaire » alors que vous êtes plongées dans ces jours ténébreux de notre Histoire qui vont vous engloutir.

Tu me dis : « La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les atrocités sans nombre, tout est en moi et forme un ensemble puissant et je l'accepte comme une totalité invisible et je commence à comprendre de mieux en mieux pour mon propre usage sans pouvoir encore expliquer la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l'expliquer aux autres. Mais si cela ne m'est pas donné eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu.»

Je te le dis Etty … à tous ceux-là qui m’entourent aujourd’hui, à ceux-là pour qui l’amnistie ne suffit pas et qui réclament l’amnésie. A tous ceux-là j’aimerais laisser parler ta mémoire, et leur faire comprendre que la petite musique qu’ils nous chantent a des allures de rengaine. Comment peut-on être à ce point aveugle et sourd ? La bête immonde est comme un chien qui dort et ils sont de plus en plus nombreux (35 % disent les sondages) à croire qu’il ne se réveillera jamais.

1) Références

Etty Hillensum : « Une vie bouleversée » suivi de « Lettres de Westerbork » (Collection Points)

Anne Franck : « Le journal d’Anne Franck » (Le Livre de Poche)

Ruth Maier : « Le journal de Ruth Maier » (K&B Editeurs)

Hélène Berr : « Journal » suivi « d’une vie confisquée » (Collection Points)

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