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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Oublier d'oublier...

24 août 1944 : « Un groupe de résistants aspois, dirigé par l'instituteur Jean Dutech et René Lassus, libère le fort du Pourtalet en obtenant la reddition des soldats allemands qui s’y trouvent. »

Octobre 2016 : Pierre Lassus me transmet plusieurs documents relatifs à cet épisode de l’Occupation en Haut-Béarn (« les seuls documents que j’ai » écrit-il). Nous sommes amis de longue date, Pierre et moi et, dans un premier temps, je ne m’étonne pas de son message.  Sa conclusion toutefois me laisse perplexe : « Pour que le devoir de mémoire reste. »

Pierre est le fils de René Lassus, l’un des acteurs importants de cette journée du 24 août qui, au-delà de la reddition du Pourtalet,  fut le théâtre de combats contraignant une colonne de 120 soldats allemands qui se repliaient vers l’Espagne à se rendre au niveau du pont de Sebers. La Vallée d’Aspe était dès lors libérée.

Si le message de Pierre me trouble c’est que j’y sens une double inquiétude : celle de l’engagement qu’un fils s’est promis de tenir vis-à-vis de son père, et celle, plus générale, d’un « devoir de mémoire » mis en péril par les années qui passent.

Pierre, ce n’est pas l’oubli qu’il faut craindre, mais l’indifférence, sentiment bien plus insidieux.

Pour lutter contre l’oubli, on a des armes : l’histoire qui décortique, analyse et raconte, les stèles, les monuments qui témoignent et commémorent, les décorations officielles qui attestent, les journaux (1) qui informent et ravivent, des militants de la mémoire qui, – comme toi -, veulent partager et n’arrivent pas à se satisfaire que l’invocation prenne le pas sur l’évocation. Pour lutter contre se l’indifférence l’affaire se complique bigrement. Affaire grave de toute évidence puisque le Vatican s’en mêle. Dans une de ses adresses, le pape François fustige « l'indifférence » d'un monde surinformé.

Car c’est bien là qu’est la source du problème. Nous sommes saturés en continu d’informations qui jouent sur notre corde sensible commune : l’émotion. Or, la conscience qui ne fait que s’émouvoir ressemble assez à la conscience qui s’endort. On en arrive à l’abolition de tout discernement devant la toute-puissance des médias de masse, où l’image tient lieu de réalité : « si la télé ne le montre plus, c’est que ça n’existe plus ; si la télé le montre moins, c’est que ça existe moins et que ça va mieux ». C’est ainsi qu’une information chassant l’autre, nous glissons vers la lassitude, que les émotions s’étiolent et s’érodent à proportion de leur intensité initiale. Au trop plein d’émotion succède alors l’indifférence, comme une digestion nécessaire. Un reporter a fait ce constat terrible : « une image d’horreur horrifie, mille images d’horreur ennuient »

L’indifférence est-elle pour autant une faute morale ? Les objections existent. Mitterrand la considérait comme une vertu politique pour préserver recul, patience et constance. Il en est de même pour l’exercice de la justice où le détachement sur le plan émotionnel est nécessaire pour juger sans passion.

Certains la considèrent même comme un mal utile. Sans cette part d’indifférence qui nous fait continuer à vivre comme avant, nous donnerions une facile victoire aux tueurs du Bataclan et de la Promenade des Anglais qui ont fait de notre mode d’existence la cible à atteindre. L’indifférence ne serait alors qu’un ersatz de résistance.

A cela, Elie Wiesel ne se résout pas : « Je ne reconnais aucun droit à l'indifférence, c'est un principe de base pour l'humanité. L'opposé de l'amour n'est pas la haine, c'est l'indifférence. L'opposé de l'éducation n'est pas l'ignorance, mais l'indifférence. L'opposé de l'art n'est pas la laideur, mais l'indifférence. L'opposé de la justice n'est pas l'injustice, mais l'indifférence. L'opposé de la paix n'est pas la guerre, mais l'indifférence à la guerre. »

Tiens, Pierrot, puisque la période s’y prête, je te propose de conduire un petit combat contre l’indifférence. Dans quelques jours, la France va se mettre en mode férié, comme tous les 11 novembre. L’Armistice, c’était il y a 98 ans, un siècle bientôt. Pour ne pas oublier, notre pays a pétrifié sa mémoire en construisant des monuments aux morts ; près de 36000, autant que de communes. Pour qu’ils ne soient pas réduits à de simples éléments du décor urbain, il faut s’arrêter et prendre le temps de lire. Lire bien sûr la longue liste des sacrifiés. Mais qui sont ces hommes ? Désincarnés, ils ne sont plus personne, ils ne sont que des noms. Alors, il faut lire aussi les prénoms, chaque prénom ; ces prénoms que les mères, les enfants, les femmes, les amis, les amantes murmuraient pour conjurer l’absence. Notre mémoire reprend alors consistance et éloigne l’indifférence.

 

(1) La République et Sud-Ouest

 

 

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