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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La manie des murs

Dorine a tout d’une femme ordinaire. Elle habite, depuis qu’elle est veuve, une petite maison dans laquelle elle a toujours vécu. Elle y observe les jours qui passent. Monotonement. Elle y espère, sans impatience, la visite hebdomadaire de son fils ou de sa meilleure amie. Elle aime y cultiver avec minutie le jardin ; à s’émerveiller de l’éclosion des roses (sa passion) ; à lire, paisiblement assise sur le banc à l’ombre du tilleul, des livres qui la transportent ailleurs. L’imagination, c’est son seul voyage désormais. C’est une femme sans histoire – ou presque ! Car les choses ont changé. Beaucoup changé.
Dans ses « Complaintes », Jules Laforgue s’écrie « Ah ! que la Vie est quotidienne... » Mais la « Vie quotidienne » de Dorine, n’est plus sans histoire. Un événement est survenu qui a brisé sa quiétude et sa légèreté. Il faut dire que la petite maison de Dorine a gagné un voisinage. Il y a cinq ans, des gens venus de loin ont acheté la bâtisse abandonnée sur le terrain attenant à la propriété de Dorine. Ils ont fait le projet de la restaurer. Il y a eu bien du bruit et du remue-ménage durant tout le temps des travaux, mais Dorine en avait pris son parti. « C’est, se disait-elle, un sacrifice acceptable puisque cette nuisance n’est que temporaire. »  Toutefois, au fond d’elle, une inquiétude sourde s’installait. La rénovation terminée, vint s’installer une grande famille avec grands-parents, parents, tout plein d’enfants et quelques chiens. La période d’aménagement fut inévitablement bruyante. L’inquiétude de Dorine grandit jusqu’à se transformer en agacement. Elle observait avec désarroi s’accélérer les bouleversements de son environnement coutumier. Son fils tentait de la convaincre que tout cela était positif, qu’elle trouverait peut-être de nouveaux amis et, surtout que ça le rassurait, lui, de ne plus la savoir seule et isolée. Or, il se trouva, que les nouveaux voisins étaient une bande assourdissante. Ils avaient, de toute évidence la culture du cri, des engueulades continues, des musiques très électroniques crachées par des sonos clinquantes, des grands repas pris sur la terrasse où ils invitaient des copains, tout aussi excités qu’eux… De leur côté, la cohorte de marmots jouait et braillait sans cesse, accompagnée par un orchestre de chiens aux aboiements joyeux et interminables. Bien sûr, cela n’était pas permanent : les parents allaient au travail, les enfants à l’école, les chiens à la niche. Alors, tout devenait subitement paisible. Mais, lorsque tout ce monde revenait, le brouhaha reprenait. Dorine devait se résoudre à attendre la nuit durant laquelle, bizarrement, le calme et le silence régnaient.
Il n’en demeure pas moins que la répétition de ces troubles brisa le moral de Dorine. Son humeur se dégrada et son fils s’inquiéta. Il intervint à plusieurs reprises auprès des voisins pour obtenir qu’ils soient attentifs au calme que sa mère. Il alerta aussi les autorités municipales qui déléguèrent un agent qui vint faire un constat de la réalité de ce qu’il nommait « des bruits de comportement ». On organisa une réunion de conciliation qui se solda par un échec et les « fauteurs de trouble » eurent droit à un rappel de la réglementation en vigueur.
Alors, envahie par le désespoir, puis la haine, Dorine décida d’engager une action radicale. Raclant ses livrets d’épargne, elle fit construire un haut mur de 2,60 mètres de haut. Elle entendait toujours quelques bruits qui se glissaient au-dessus des pierres, mais la cause de son épreuve lui était désormais invisible. 

L’histoire de Dorine peut nous sembler dérisoire. Elle ne l’est pas : elle est l’expression, à une échelle microscopique, d’une constante humaine qui nous domine. On dit vrai lorsqu’on affirme : « le mur c’est l’homme ».  De tout temps des hommes ont construit des murs pour s’isoler d’autres hommes qu'ils jugeaient différents. Séparer les civilisés des barbares, les nomades des sédentaires, les bons des mauvais, les riches des pauvres, les blancs des noirs, les mongols des chinois, les Israéliens des Palestiniens, les Américains des Mexicains, les moutons des kangourous... Bien que ces murs aient presque toujours échoué à atteindre le but qui leur était fixé, cette course à la séparation se poursuit de nos jours et ne semble hélas pas près de s'arrêter. On a vécu comme une victoire de la civilisation la chute du Mur de Berlin dont on vient de célébrer l’anniversaire. Illusion ! Depuis 1989, ce sont plus de 40 pays qui ont entrepris de construire des murs. Et il en est de monstrueux.
 

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