21 Avril 2021
Singulier destin que celui de cette grande et belle maison bourgeoise des quartiers huppés de la ville, fait de magnificences, de tragédies, de moments très puérils…
A la bascule du XIXème et du XXème siècle, la gentry anglaise et américaine, en recherche d’air pur, de climat sédatif et de beaux paysages, avait fait de cette cité son lieu de villégiature favori. Alors, pour passer agréablement le temps on construisit hôtels, casinos, théâtres, salles de jeux, golfs, parcs et jardins et beaucoup, beaucoup de villas. La Première Guerre mondiale calma d’un coup cette ardeur vacancière, mais, à cette époque, on ne dénombrait pas moins de trois cent cinquante luxueuses demeures, et la Villa Saint Albert est de celles-là. Tournée vers le sud – face aux Pyrénées – la façade de Saint Albert est rythmée par trois colonnes qui soutiennent à l’étage un balcon qui court tout le long de l’édifice. Elle est flanquée, côté levant, d’une imposante tour qui donne sur une terrasse et, côté couchant, pour protéger l’entrée des vents et des pluies, il y a un auvent décoré de vitraux colorés. Une allée conduit à un grand portail qui ouvre sur l’avenue Trespoey – la plus élégante de la ville.
Arrive la deuxième guerre mondiale, et la ville se retrouve en zone occupée.
C’est à Saint Albert que les services de renseignement et de répression nazi (SD) qui dépendent de la Gestapo, installent, en décembre 1942, un commissariat dont la mission est de rechercher les israélites, d’identifier les réseaux de Résistance et de les éliminer.
Les SD sont d’abord dirigés par un jeune fonctionnaire qui sera remplacé par un nazi. Ce dernier exercera sa fonction sans état d’âme. C’est dans un cachot, situé dans les caves que sont retenus et torturés les résistants capturés.
A la libération, les Français récupèrent les locaux. Singulier paradoxe : ce qui fut pendant deux ans la tanière de la Gestapo, devient la résidence de la Brigade de la Surveillance du Territoire, une des branches actives de la sécurité militaire de la nouvelle administration française.
Plus tard, dans les années soixante, à l’aube des « Trente glorieuses », le domaine tout entier est vendu à un promoteur qui, peu soucieux d’histoire et de patrimoine, se laisse aller à la fièvre immobilière, qui caractérise souvent les époques de reprise économique.
Il détruit sans vergogne la villa pour y ériger – au mépris des règles d’urbanisme – un médiocre immeuble de six étages qu’il lotit en 24 appartements. Il n’a conservé de la villa Saint Albert que la base, l’entrée abritée par l’auvent en vitraux, la petite conciergerie perdue au fond du parc et le grand portail qui donne sur l’avenue. Tout le reste a disparu, mais le sous-sol, avec les anciennes cellules des détenus est toujours là, ainsi que deux pièces du premier niveau avec leur haut plafond décoré de stucs.
Un notaire a acheté ce lot et en a fait un coquet appartement pour sa famille. Pour complaire à sa fille, adolescente pétulante et rebelle, qui exige son autonomie, il aménage pour elle dans le sous-sol une sorte de studio, éclairé par un soupirail qui donne en rez-de-jardin. Là, la jeune fille va se laisser aller à toutes les fantaisies de sa jeunesse : posters de vedettes yéyé accrochés aux murs, graffitis (chaque copain ou copine qui passe laisse d’un coup de feutre coloré son témoignage…) La porte, soigneusement verrouillée qui donne sur les anciennes cellules, est le support favori de ces messages.
L’association des anciens combattants a demandé au notaire l’autorisation, une fois l’an, de visiter ces cachots pour célébrer la mémoire de ceux qui y furent détenus. Le notaire, bien entendu, s’est rendu à leur demande.
Plus qu'une visite, c'est un véritable pèlerinage qui est fait aux cellules qui occupent le sous-sol ; les supplices dont ont été témoins ces lieux les ont rendus sacrés. Combien de patriotes ont séjourné ici, point de rassemblement avant la déportation ou le poteau d'exécution) ? Des centaines, si l’on se fie au témoignage des inscriptions qui noircissent les portes et gravent le plâtre. Un nom, une adresse et puis des dates, une longue série de jours.
Dans ce cachot, sans air ni lumière, une prière bouleversante dans sa brièveté : « Truber, de Lacq ; je laisse une femme et deux gosses, secourez-les. » Plus loin, un dernier défi qu’une main ferme a tracé à la craie ; une Croix de Lorraine surmontée de « Mort aux Boches ». Les signatures se pressent sur l'étroitesse du mur ; un ancien combattant, un lieutenant de vaisseau, un pauvre gosse de l7 ans... Ici : « Dernier jour... Adieu ». Certains ont eu encore le magnifique courage de plaisanter ; d'autres se sont recueillis : « Tout nous vient de Dieu, les bienfaits comme les épreuves ; nous ne pouvons comprendre ses desseins devant lesquels nous nous inclinons en Chrétiens ».
Oh ! Connaître les hommes qui se sont rendus coupables de telles horreurs, leur faire endurer à leur tour le terrible supplice moral de l’attente dans l’incertitude. Les emmurer comme ils faisaient de leurs victimes dans cette niche dont l’exiguïté s'oppose à tout mouvement. Pour eux la mort sera trop doux châtiment.
D’un côté la vieille porte de bois porte la mémoire pathétique des suppliciés, de l’autre, elle affiche les désinvoltures de rêveries adolescentes. Elle est à la fois témoignage ultime, poignant, encombrant, inexprimable d’un passé qui ne passe vraiment pas et qui peine à mourir dans nos consciences, et le berceau inconscient d’un futur qui hésite à naître…
Une fois par an, une fois seulement, quelqu’un vient l’ouvrir. C’est le jour anniversaire de la libération de la ville, ce jour de printemps si singulier où les cloches se sont mises à sonner au grand étonnement des citadins. Quand certains comprirent enfin l’événement, ils se mirent à crier depuis leurs fenêtres ouvertes : « Les Boches sont partis ! Les Boches sont partis ! » Il fallut attendre l’après-midi pour que des maquisards, accompagnés de gendarmes français investissent la villa Saint Albert et, ouvrant les portes unes à unes, découvrent enfin le réduit de la cave où trois prisonniers étaient toujours enfermés. Au jour anniversaire, donc, chaque année une délégation, par devoir de mémoire, vient visiter les lieux et ceux qui sont là écoutent, stupéfaits, le bruit singulier que fait la vieille porte lorsqu’elle tourne sur ses gonds. C’est une voix étouffée qui gémit comme celle d’un homme chargé de douleurs inconsolées.