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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La disparition

 

De la perplexité. Beaucoup de perplexité. Sentiment persistant lorsque je questionne mes amis sur des élections de juin. Ils iront peut-être voter mais leur indécision est totale. Ils se repèrent mal dans ce paysage institutionnel en permanence perturbé, aux enjeux sans évidence et aux choix improbables.

On peut chercher l’origine de ce trouble dans la construction lente et obstinée de la confusion territoriale. Des grandes lois Deferre sur la décentralisation (1982), en passant par les réformes inspirées par Balladur sous Sarkozy  (2009) jusqu’à la loi NOTRe de Hollande (2015), depuis près de quarante ans, législature après législature, on tricote et détricote sans relâche l’organisation des territoires de la République. Le résultat obtenu après tant d’année de fièvre réformatrice est paradoxal. Là où on voulait simplifier, on a complexifié : le « mille-feuille » territorial s’est mué en kaléidoscope incompréhensible. Là où on voulait agréger, on a dilué : les blocs de compétence s’emmêlent et se recoupent. Et là où on voulait économiser, on a multiplié les doublons et les gaspillages… Les parlementaires eux-mêmes – ce sont les premiers concernés, puisque qu’ils font et votent la loi – en conviennent. Dans le rapport d’une mission d’information conduite par les députés Questel (En marche !) et Schellenberger (LR), on trouve cette notation désabusée : « En privilégiant l’augmentation de la taille de certaines entités territoriales (intercommunalités, régions) et le renforcement de leurs compétences, les réformes territoriales ont entraîné une perte de proximité pour les citoyens et, de manière paradoxale au regard de leurs objectifs, remis en évidence le rôle essentiel de la commune et du département. »

En effet, dans cette avalanche de réforme, le maître-mot aurait dû être « disparition ». Le but inavoué des lois Sarkozy était la disparition progressive des départements (« leur évaporation », dixit Balladur, son inspirateur) et c’était l’enjeu explicite des lois Hollande. Eh bien, c’est raté ! Les départements ont démontré, au fil des crises successives, combien ils étaient utiles et nécessaires et plus personne aujourd’hui ne songe à leur disparition.
Toutefois, si l’on quitte l’univers de la « grande » politique pour se focaliser sur le territoire et ses « petits pays », il y a des disparitions. Pour ceux qui, comme moi, sont des observateurs de longue date de la vie publique, on constate le quasi effacement de ce vieux couple de la politique locale qu’était le conseiller général et « son » canton. Bien sûr, tous les deux continuent formellement d’exister (et c’est l’objet des élections des 20 et 27 juin prochain), mais leur existence réelle s’est diluée jusqu’en devenir totalement invisible. Autour de ce va-et-vient existentiel – perpétuel balancement entre superflu et nécessaire – se niche l’étrange énigme des cantons. En voici une brève histoire. En mars 1790, à la suite de la création des départements et des districts, 4600 circonscriptions cantonales sont établies en France. Dans une sorte de valse-hésitation, les cantons seront, au fil des ans, des unités liées à leur chef-lieu (qui abritait un temps une brigade de gendarmerie, une recette-perception des impôts et une justice de paix), ou une simple circonscription d’élection. Mais ce territoire, sans consistance juridique réelle, reste accroché en milieu rural (en ville tout le monde s’est fout !) a des marques d’identité visibles, sensibles, et incarné puissamment par un personnage singulier : le conseiller général (devenu départemental). De cette identification presque charnelle découlait un art ancien de faire de la politique qui peut se résumer en deux fonctions : la notabilité (être reconnu) et l’intercession (être utile). 
Le conseiller général, tout au long XXe siècle, est l'archétype du notable traditionnel. Médiateur, relais, il est avant tout considéré comme l’interprète des besoins locaux. Pour son électeur, c’est une relation utile pour accélérer le règlement d'un dossier, déroger aux réglementations trop rigides. Entretenir de bons rapports avec les maires, être à l'écoute de leurs demandes et intercéder en leur faveur mais sans s'immiscer dans les affaires communales est aussi un des aspects les plus souvent mentionnés du rôle assumé par le conseiller général. En tant que membre de l'assemblée départementale, il est plus souvent présenté comme le représentant des intérêts particularistes de son canton que comme gestionnaire d'une administration locale. Et c’est là la marque de son efficacité.

On a tôt fait de verser dans la nostalgie (tiens ! que suis-je en train de faire ?), mais c’est périlleux. La nostalgie se comporte bien souvent comme une compagne perverse qui idéalise le passé et fausse le jugement du présent. Alors, doit-on regretter l’ectoplasmique canton d’antan et son encombrant conseiller ? Pas sûr. Ça serait faire fi des menues perversions de ce système qui nous sont devenues insupportables : la personnalisation à outrance, le clientélisme comme règle politique cardinale et la prébende comme pratique régulière. Alors, on peut trouver quelques vertus dans le mode de désignation actuel de l’assemblée départementale au premier rang d’entre elles : la garantie de la mixité et l’élargissement du choix politique, même si c’est au prix d’une belle confusion et de la perplexité qui l’accompagne.
On n’en sortira pas : la « démocratie territoriale » est une aporie ; un problème insoluble qui se heurte à des visions contradictoires. Laurent Davezies (1) le souligne : « C’est du côté de l’organisation territoriale que résident les éléments d’aggravation ou d’apaisement du malaise actuel entre nations et territoires…»
Pas facile d’expliquer aux électeurs hésitants qu’il faut, même s’ils n’y comprennent rien, impérativement aller voter.

(1) « Le nouvel égoïsme territorial » – Seuil 2015
 

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