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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

L'enfant et les paysages

Chronique parue aujourd'hui dans la République des Pyrénées

 

Hier, vendredi 23 septembre 2022 à 3 heures 3 minutes et 40 secondes (heure française), c’était l’équinoxe d’automne, ce moment charnière où la lune fait ex-aequo avec le soleil, où la durée du jour est strictement identique à celle de la nuit. Cela pourrait paraitre dérisoire mais détrompez-vous, l’affaire est d’importance. C’est le prélude à de multiples métamorphoses. Cet équinoxe – événement prévisible – est l’annonciateur d’émotions prochaines, tout aussi prévisibles… En effet, sauf catastrophe planétaire (honnis soient tous les Poutines, les virus et vilains caprices du climat !), j’aurai en octobre mes rendez-vous rituels avec les châtaignes grillées, le bourret, l’omelette aux cèpes et la palombe au capucin… J’aurai aussi, c’est probable, rendez-vous avec de multiples étonnements au spectacle que les lumières et les couleurs d’automne feront avec les paysages. 

Paysage, paysage… vous avez dit paysage ? Mot banal qui peuple toutes nos conversations (on parle bien de paysage médiatique, de paysage politique, de paysage culturel…). A force d’utilisation, certains mots se vident de sens et c’est-ce qui advient au mot paysage. Il glisse sans accrocher sur notre langue en laissant juste un léger goût d’incertitude et une infinité de doutes. Car, au fond, en disant « paysage », de quel paysage parle-t-on ? Et qui en parle ? Encombré de références multiples, le paysage est par essence une notion complexe, confuse, source de malentendus. Entre le paysage du géographe, de l’historien, de l’artiste, du poète, de l’aménageur, de l’écologue, du politique… qu’y a-t-il de commun ?
Qu’en disent les dictionnaires ? Pour le Petit Larousse, c’est « l’étendue de pays qui s’offre à la vue ». La  notion de paysage se situe au carrefour d’éléments objectifs, « l’étendue d’un pays » et d’une perception subjective « le regard de l’observateur ». Observer un paysage impose donc d’associer ces deux approches, d’un côté la compréhension de l’organisation d’un espace et de l’autre la perception que l’on a de cet espace. 

Aux observations des spécialistes, qui se confondent et se confrontent, il faut ajouter la plus arbitraire, la moins scientifique, la plus irrationnelle, mais aussi la plus essentielle compte tenu de ses enjeux économiques et symboliques. La vision du touriste s’impose à toutes les autres.  « L'homo touristicus » n’est pas un observateur, il n’est pas un analyseur, c’est tout simplement un vérificateur, un spectateur et un consommateur. Le but ultime de son voyage est de s’assurer que conformément aux formules magiques des guides, ce « qui mérite le déplacement » est bien en place et que ce « qui doit être vu » est bien visible. Pour assurer la solvabilité de ce spectacle paysager – qu’il soit de nature (les panoramas) ou de culture (les monuments), les professionnels de la mise en tourisme utilisent un large spectre d’artifices. Certains sont consternants tant ils sont excessifs, comme le maquillage trop appuyé d’une jolie fille qui gâche l’harmonie de son visage. Pour le voyageur, le paysage est un « cliché » au sens propre, comme au sens figuré : il doit être pittoresque, c’est-à-dire une image. Alors, l’outil indispensable est l’appareil photo ou mieux, le smartphone. On prend des photos par centaines. On mitraille, en omettant de voir. Le pixel prend la place de l’œil… C’est comme si on mettait le paysage en cage avec souvent – misère du selfie – son auto portrait en premier plan. 

Les paysages portent tous la trace des permanences et des hésitations humaines. L’imbrication incertaine entre la société et son environnement fait que le paysage est à la fois une matrice et une empreinte. 
Ce phénomène d’imprégnation, l’histoire de ce jeune enfant du Vic-Bilh l’illustre. C’était à l’aube des années 60, un grand-père dit à son petit-fils : « Je vais à Pau, viens avec moi … » A un moment du voyage, après la traversée de Morlaàs, la voiture arrive au sommet de la côte de Berlanne et engage la descente… Au premier virage, le gamin pousse un cri d’émerveillement : « Oh ! Que c’est beau ! ». Le grand-père le regarde et voit son visage bouleversé… Il s’arrête sur le bas-côté de la route et sort en tenant son petit-fils par la main. Ensemble, ils fixent longuement les montagnes qui ourlent l’horizon béarnais. Ecartant les bras, comme s’il voulait embrasser tout le paysage, le vieux dit à l’enfant : « Tu vois, maintenant tout ça, c’est à toi… » Bien sûr, le possessif employé par le grand-père était un habile abus de langage. On ne possède pas un paysage, mais il arrive parfois qu’un paysage vous possède. L’enfant venait d’éprouver, à sa modeste mesure, les effets du « syndrome de Stendhal » (1). Cette émotion initiatrice est devenue pour lui une sorte de capsule mémorielle, enfouie, bien à l’abri dans sa conscience. Il arrive que le gamin, devenu adulte, la convoque comme un indélébile marqueur d’enfance (2).

Cette empreinte, c’est aussi ce qu’évoque Roland Barthe dans « Lumières du Sud-Ouest » (3). Pour lui, pays et paysage se confondent. « Si je parle de ce Sud-Ouest tel que le souvenir le réfracte en moi, c’est que je crois à la formule de Joubert : « Il ne faut pas s’exprimer comme on sent, mais comme on se souvient »... Car lire un pays, c'est d'abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps. C'est pourquoi l'enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n'est Pays que de l'enfance. »

 (1) Ce syndrome décrit l’état d’exaltation et d’émotion extrême éprouvé par Stendhal en 1817 devant une œuvre d’art lors d’un voyage à Florence.
(2) NB : Il se trouve que je connais bien cet enfant, je le fréquente depuis 73 ans.
(3) Texte paru dans L’Humanité du 10 septembre 1977.
 

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