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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Mémoires oubliées

«  J’ai une excellente mémoire, j’oublie tout ! » me lance Pierre d’un air satisfait. Se souvient-il seulement du nom du restaurant où nous avons déjeuné ce midi ? Sait-il encore que nous avons déjeuné ensemble ? Cette extraordinaire aptitude de Pierre à ne se rappeler de rien est un agacement considérable pour tous ceux – collègues, amis, famille…– qui partagent son quotidien. Avec le temps, cet agacement s’est mué en inquiétude. Mais Pierre ne s’en soucie pas. Bien au contraire, il revendique sa singularité et la présente comme un acte militant : « Ne t’en fais pas, ma tête va très bien, je te l’assure. Elle pilote sans trop d’accrocs une mémoire que je veux très sélective. On ne dira jamais assez les vertus de l’oubli qui vient troubler salutairement cette obsession contemporaine d’accumulation d’informations qui nous rend impotents. « Infobésité » : j’aime bien ce mot-valise créé pour décrire notre monde boursoufflé par l’hypermnésie numérique.  Depuis que l’internet a envahi nos vies, la mémoire humaine se trouve mise au rencart ; elle n’est qu’une compagne limitée, imparfaite, infidèle. A quoi bon la solliciter alors que l’on a à sa disposition les ressources infinies de mémoires extérieures ?  Oui, mais voilà, ce bel outil nous promet une puissance qui n’est qu’une liberté illusoire. Car nous nous constituons volontairement prisonniers d’un tyran qui dispose d’un pouvoir d’intimidation redoutable : il n’oublie jamais. Comme d’innombrables autres, il m’est arrivé de confier à Google et à ses tentacules des données personnelles. Or Google, et à travers lui toute la galaxie Internet, tend à ne jamais oublier ce que chacun d’entre nous a, ne serait-ce qu’une fois, écrit ou publié. » 
Je modère la vision apocalyptique de mon ami : « Tu as tort de considérer internet sous ce seul angle. De même que la tradition orale a disparu au profit de l’écriture – et qui se plaindrait de l’écriture ? – les outils qui nous permettent aujourd’hui d’externaliser notre mémoire nous libèrent en ouvrant des perspectives exaltantes de communication entre les hommes et de partage des savoirs.  C’est un bouleversement qui ne va pas sans heurts. Nous apprenons lentement à en tirer profit et corriger les excès. Bien qu’encore incertain tant sa mise en œuvre est complexe, le «  droit à l’oubli » est désormais inscrit dans notre législation.
Pierre s’emporte : « Tu me crois secret or, je crois n’avoir rien à cacher. Si je fais le compte de mes égarements : il en est de misérables, la plupart sont ordinaires et peut-être deux ou trois grandioses ; en tout cas aucun n’est profondément inavouable. Mais, je ne tiens pas que qui ce soit s’en mêle, alors je veille à préserver une part de mystère. Pour paraphraser Cyrano : « Mes oublis, je me les sers moi-même, avec assez de verve, mais je ne permets pas qu’un autre me les serve. »
 « Si je me laissais aller à ce confort factice que nous proposent toutes ces technologies vertigineuses, assurément j’y perdrais mon âme qui a besoin de silence, de lenteur, d’incertitude pour être à son aise. Je vais t’étonner sans doute, mais je suis d’une lignée fameuse : Socrate refusait l’écriture, Byzance refusait les images, eh bien, tu pourras te vanter d’avoir connu l’homme qui, lui, refusait l’internet. Je ne veux en aucun cas être connecté. Je pourrais faire mien cet avertissement : « Etre connecté, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, règlementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé. C’est, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, être noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé, rançonné, présuré, monopolisé, concussionné, mystifié, volé… » 
 « T’ai-je convaincu ? me demande Pierre – Convaincu peut-être, impressionné certainement… – Cette harangue, conclut-il, je l’ai empruntée, en l’adaptant quelque peu, à Proudhon qui énumérait en 1851 les risques pour le citoyen d’un Etat omniprésent et omnipotent.  Je te l’ai dite sans hésitation, je la connais par cœur. Tu vois, ajouta-t-il, l’air goguenard, que ma mémoire est en pleine forme. Rassure-toi, je suis un oublieux volontaire, je suis un distrait qui cultive un jardin invisible où poussent peu de mémoires surchargées de détails et beaucoup de souvenirs. « Nous ne nous souvenons pas de jours, nous nous souvenons de moments. La richesse de la vie réside dans les mémoires que nous avons oubliées», disait joliment Cesare Pavese dans Le Métier de vivre.
 

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