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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Les lèvres absentes

Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais
A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main

A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal

A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d’un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D’un avenir désespérant

A ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil
A celles qui s’en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d’un stupide orgueil.

Chères images aperçues
Espérances d’un jour déçues
Vous serez dans l’oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu’on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir.

Brassens raconte son histoire avec ce poème dont il a fait sa plus bouleversante chanson :

"Ce texte, imprégné d'une mélancolie pénétrante, évoque une émotion assurément universelle, la rêverie chimérique et innocente qu'a le pouvoir de faire naître la vue, si brève soit-elle, d'un visage sur lequel on voudrait déceler une précieuse correspondance, une affinité magnifique. Un rapprochement profond entre deux êtres humains, quoi de plus riche, et la recherche, l'espoir d'une telle alliance n'est-elle pas le carburant de pratiquement toute activité humaine?

C'est en 1942, au marché aux puces de la Porte de Vanves, à quatre pas de ma maison, que j'ai chiné, pour quelques sous, une plaquette de poésie publiée en 1913. Si j'ai mis en musique des oeuvres de poètes parmi les plus grands, Villon, Hugo, Lamartine, Verlaine ou Paul Fort, j'avais été touché par la grâce et l'émotion qui se dégagent de cette confidence intimiste d'un poète inconnu, Antoine Pol. Et ce n'est que trente ans plus tard que j'ai livré cette chanson, après avoir longuement hésité entre quelques variantes de rythme et d'interprétation. Jusqu'à trouver celle qui soutienne le plus adéquatement ce texte.

Au moment de graver cette chanson sur mon onzième 33 tours, mon secrétaire Gibraltar déploya sa très efficace ténacité à retrouver ce trop discret Antoine Pol. Un rendez-vous fut fixé où je souhaitais offrir à l'auteur la primeur de ma chanson et recueillir son autorisation. Mais le brave octogénaire eut la malencontreuse idée de casser sa pipe juste avant notre rencontre. Il n'a jamais entendu la chanson qui, il faut bien l'avouer, risque d'être le seul lien qui lui évite de sombrer dans le gouffre de l'oubli, possiblement la hantise de tout poète."

 

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