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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Un regard persan

Sous le règne de Louis XIV, Montesquieu met en scène deux seigneurs persans, Usbek et Rica qui parcourent la France.  Dans leurs lettres, ces voyageurs raillent nos usages, nos mœurs, nos lois, les abus du gouvernement et de la société et même la religion dont ils parlent avec irrévérence. Peut-on imaginer que, par un saut de près de trois siècles, Usbek et Rica, se nomment aujourd’hui Mohammadou et Iqbal, qu’ils reprennent leur circuit et rendent compte, comme par le passé, de tout ce qu’ils remarquent ? 
Mohammadou écrit à son frère resté en Guinée : « Comme chez nous, il n’y avait pas assez à manger, j’ai pris la voiture pour aller au Mali. Arrivé au Mali, j’ai pris le bus pour Alger. Arrivé à Alger, j’ai marché jusqu’au Maroc. Puis, je suis passé en Espagne. De là, j’ai pris en me cachant un train pour venir en France. Je suis à Paris depuis cinq mois maintenant, toujours dans une frayeur continue. Il faut te dire qu’à Paris, et à travers la France entière, tout le monde descend dans la rue, et il s'y fait de grands rassemblements. Comment peut-on imaginer cela : le roi de France (que l’on nomme ici président) est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme certains de ses voisins, mais il a plus richesses qu’eux, puisqu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. Or, il advint que ce roi s’aventura à vouloir corriger leur naturel, qu’il jugeait mauvais, et se mit à les traiter sévèrement. Ils conjurèrent sitôt contre lui et firent le projet de l’exterminer ainsi que toute la noblesse royale. Mais ce roi est un puissant magicien : s’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor et qu’il en a besoin de deux ; il persuade ses sujets qu’un écu en vaut deux ; et ils le croient. Enfin, pour finir de calmer leur fureur, il décida de les convoquer tous sous l’arbre à palabres et il inventa une nouvelle forme de gouvernement : la démocratie par épuisement.
A son tour Iqbal écrit à son père resté au Pakistan : « J’ai voyagé en bus jusqu’en Iran, puis de l’Iran jusqu’en Turquie. Après la Turquie, la Grèce. J’y suis resté deux mois. De la Grèce, j’ai voyagé en bus et en taxi vers la Serbie. Puis en bus jusqu’en Hongrie et en Italie. Et enfin j’ai pris le train d’Italie jusqu’en France. Depuis que je suis ici, chaque jour, j’entends des choses étranges. Les Français me disent qu’ils sont désespérés. Leurs statistiques le démontrent puisqu’ils seraient le peuple le plus pessimiste du monde, juste après nos voisins les Afghans ; c’est dire. Sont-ils vraiment si malheureux ? Certes, puisqu’ils le sentent ainsi. Avec le temps, leurs sentiments ont mué en ressentiments. Dans ce pays singulier se confondent de grandes angoisses, de fortes colères, de vraies souffrances et beaucoup de bonheur. En le parcourant, j’ai vu des campagnes aux terres fertiles, des métropoles brillantes, des paysages et des monuments qui sont parmi les plus beaux que l’on puisse admirer… On y circule librement et en toute sécurité sur des routes larges et bien entretenues. On y trouve aussi, c’est vrai, çà et là, des quartiers délaissés, des villages à l’abandon et des régions en deuil industriel. Riches et pauvres, dominants et dominés, puissants et misérables, ceux qui vivent et ceux qui survivent, les visibles et les invisibles, tous se mêlent dans le même creuset et prétendent ensemble faire société. Comment est-ce possible ? nous savons bien, nous autres, qu’il est vain de vouloir mélanger l’huile et l’eau. Eux nomment ce prodige : égalité ; mais qu’importent les déclarations, ce que nous avons vu, c’est que certains demeurent obstinément plus égaux que d’autres. Il y a également cette maladie lancinante que l’on nomme nostalgie. C’est une migraine tenace. La France a été une grande puissance et la mémoire de ces temps lointains est encombrante. L’état du monde aujourd’hui ne cesse de lui infliger des blessures narcissiques qui ne cicatrisent pas. Alors, ceux qui vivent sur son sol s’interrogent : « Qui peut me dire pourquoi, dans ce pays que l’on dit riche, moi, je suis pauvre ? »
J’ai eu hier la curiosité de suivre mon nouvel ami, Mohammadou, à l’une des rencontres sous l’arbre à palabres commandées par le président. J’y ai découvert des choses stupéfiantes : ainsi, tout le monde trouve normal que pour se soigner, instruire ses enfants et bien d’autres choses encore, il n’y ait rien à payer. Je m’en inquiétai : «  Ne craignez-vous pas qu’à ignorer le vrai prix des choses, vous n’en perdiez de vue leur réelle valeur ? » J’appris alors que les Français avaient la passion de la fiscalité. Rien ne les laisse moins indifférent. C’est une ferveur constante qu’ils expriment sans se lasser : ils aiment l’impôt et on les voit majoritairement résignés à exiger que baisse l’impôt qu’ils payent et enthousiastes à l’idée qu’augmente l’impôt payé par les autres. Car, je l’ai bien compris maintenant, les habitants de ce pays possèdent cette aptitude singulière de ne savoir compter que ce qu’ils donnent et jamais ce qu’ils reçoivent. 

NOTA : A quelques considérations personnelles sur l’actualité, ce texte mêle librement extraits des « Lettres persanes » de Montesquieu (1721) et témoignages de migrants arrivés en France.
 

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