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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Les nouvelles civilités

 

Ces jours-ci - quelle surprise ! - j’ai le temps. Alors, je lis. Mes lectures sont multiples, souvent aléatoires (la main prend un livre au hasard sur une étagère) et se font à saut de puce. Je fais comme les abeilles de Montaigne : « Elles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur… » 
C’est comme ça que j’ai trouvé cette fable : Un ânier chemine avec ses deux ânes : l’un transporte des éponges, l’autre transporte du sel. La troupe se trouve soudain face à une rivière, sans aucun pont pour la franchir. L’âne chargé de sel tente la traversée ; le sel se dissout dans l’eau, et l’âne, se trouvant libéré de son fardeau, parvient sans effort à l’autre rive mais sa cargaison est perdue. L’âne chargé d’éponges, tente à son tour la traversée. Alors, les éponges se chargeant d’eau, l’âne croule sous le poids et s’enfonce dans la rivière. Tout est perdu. Moralité : L’ânier n’avait devant lui que deux mauvaises solutions. Et pas d’autre choix que de se satisfaire de la moins pire. Ainsi va le gouvernement des hommes et des Etats : faire nécessairement des mauvais choix et s’adapter sans cesse. Macron est bien placé pour le savoir. Et nous, à notre modeste niveau de très ordinaires individus, nous sommes confrontés aujourd’hui au même dilemme. 
On vient de perdre, très temporairement semble-t-il, nos libertés d’entreprendre, de commercer, de se rencontrer, de se mouvoir et c’est une frustration majeure. Nous nous trouvons environnés d’impératifs inédits, d’injonctions paradoxales multiples que nous peinons à gérer. Choix cornéliens entre promiscuité et distanciation, entre confiance réclamée et esprit critique, entre besoin d’expertise et aveux d’humilité…
Cette période aura d’ores et déjà jeté un grand désordre dans nos plus solides coutumes. Elle a détruit certains de nos rituels collectifs : les graves (obsèques), comme les sérieux ou les dérisoires (fiançailles)...  « Mais où sont les funérailles d’antan ? » et « J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main » chantait prémonitoirement Brassens… 
La peur du virus qui nous maintient corporellement à distance et la loi qui justifie ce comportement, vont-elles bouleverser l’ensemble des règles de conduite dans les situations sociales et professionnelles ? Cela va-t-il faire disparaître notre culture où le contact physique, la proximité corporelle sont des signes d’accueil spontané et de respect de l’autre ?
Nos codes sont d’un coup devenus caducs. Qu’en sera-t-il de nos politesses ? Prenons quelques exemples triviaux.
Commençons par la galanterie. Bien sûr, la galanterie, avec son cortège de formules hypocoristiques et ses minauderies ne se relèvera pas de cette épreuve. Cette ancienne pratique, héritage lointain de la noblesse et des élites bourgeoises, avait déjà pris, avec l’irruption de la parole libérée des femmes, un sacré coup derrière le ciboulot. Depuis, la galanterie n’est plus qu’une forme misérable de « sexisme bienveillant ». Alors, adieu la galanterie !
Et la bise (ou plutôt les bises) qu’en sera-t-il pour elle ? La voilà bien en danger la bisounette. Pourtant elle triomphait il y a peu. En effet, tout le monde, par effet de mode ou d’imitation, s’était mis à s’embrasser. Entre hommes, entre collègues de bureau, entre inconnus parfois, on se bisait partout et en toute occasion. Une véritable pandémie (oh ! le méchant mot). Le vocabulaire de la bise en était devenu global (on disait, selon les régions : se faire une baise, se boujouter, se faire un schmoutz, se faire un bec, se biger, se biser…) et le simple mot « bisou » servait de formule de conclusion aux échanges écrits en lieu et place du désuet « cordialement ». Oui, mais la bise, on le sait maintenant n’est pas anodine. Elle est un geste léger, certes, mais périlleux. Elle n’est plus une aimablerie fugace dite du bout des lèvres comme on le croyait, c’est devenu une menace de mort. Alors, plus de bises désormais.
Même sort pour la très banale poignée de main.  Geste de concorde médiéval (la main ouverte tendue montrait que l’on n’avait pas de poignard) qui a traversé les siècles, elle est brutalement mise au rang d’arme  létale.
Et danser ? Y-a-t-on pensé à la danse ? Pouah ! Le tango argentin, la virevoltante valse, le paso-doble des familles, le rock exubérant ou le slow tamponnant… Ah ! J’oubliais la si terrifiante chenille des fins de banquets. Tout ça fini ! Restent heureusement la samba brésilienne, le raggae tone et ces danses africaines où les mains n’ont pas besoin du corps des autres.
Nous voilà donc en demeure d’inventer fissa fissa un nouvel « art des signes », d’autres formes de politesse… Politesse, mot magique. Contrairement à ce qu’on croit souvent, il ne vient pas du grec polis (la Cité) mais du latin politus (« lisse, propre, ce qu’on a pris le temps de polir »). Il nous faudra donc polir tout ce qu’il y a de rude et d’ingrat dans nos relations pour ne pas insulter l’impératif hygiénique contemporain qui nous domine.
C’est ce risque d’ « étrangéité » qui nous guette. L’histoire (véridique) de Myrtille en fournit une illustration.
Bloquée dans son deux pièces-cuisine, Myrtille éprouve un soulagement inattendu. Le confinement a étouffé en elle un peu de cette méfiance instinctive devant l’inattendu qui l’habitait avant. Elle avait décidé, dès le discours présidentiel et la guerre déclarée au virus envahisseur, de se comporter en petit soldat obéissant et fataliste… Suivre les consignes était devenu son minuscule et opiniâtre combat quotidien…
Les jours passant, elle s’était même surprise à goûter la joie âpre que procure un long isolement. Projetée, d’un coup, hors du commerce des hommes, elle s’inventait continûment de nouvelles règles ; une vie insoupçonnée se construisait subrepticement dont elle se demandait parfois si elle n’allait pas lui manquer plus tard… Ses repères en étaient tout chamboulés : elle considérait maintenant que la paresse était une vérité effective de l’homme et, à longueur de lassitude, elle dressait un éloge convaincant de l’oisiveté. 
Mais, au bout de deux semaines, une fièvre obsidionale la gagna. Ah ! La si fameuse « distanciation sociale » avait fait des siennes ; c’était devenu un réflexe vital, presque animal… Elle se gardait physiquement des autres. Elle retrouvait sans le savoir l’instinct primitif du taureau qui, déboulant dans l’arène, perçoit tout aussitôt la brûlure du soleil violent et le murmure lourd de la foule qui l’entoure. Tout ça est pour l’animal le signal d’un péril imminent. Le taureau se plante, immobile, tête dressée, dans un endroit de l’arène et il trace mentalement un cercle de sécurité autour de lui. Frontière invisible mais bien réelle. En tauromachie, on cela s’appelle la « querencia ». Quatre murs ceignent les quarante-cinq m² du deux pièces-cuisine, voilà la « querencia » de Myrtille. Tout le reste n’est que menace.

Noli me tangere (Ne me touche pas) ; ainsi seraient nos nouvelles civilités. 
 

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