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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Soliloques ferroviaires

Elles étaient deux. Deux femmes assises face à face dans le carré du TGV Paris-Hendaye… En réalité, elles étaient trois, mais la troisième, une jeune fille, ne comptait pas. A peine installée sur son siège, côté couloir, elle avait allumé son ordinateur, calé les écouteurs sur ses oreilles. Depuis elle était la Seule, l’Unique, l’Absente, l’Indifférente… figée, bloquée dans son univers de jeux vidéo… Bref, pour elle, on n’existait pas. J’avais bien tenté, à deux, trois reprises, d’accrocher son regard. Echec total. Alors, moi aussi, j’ai pris le parti de l’isolement. J’ai ouvert un livre et, comme je le fais souvent, je me suis concentré sur ma lecture et lorsque je trouvais quelque chose d’intéressant (une idée, une formule, une phrase qui sonne bien, un mot inhabituel…) je cornais la page, je soulignais d’un coup de crayon et j’écrivais mon commentaire en marge.

Les deux femmes côté fenêtre regardaient filer le paysage, sans rien dire, puis, dans un mouvement étrangement coordonné, les coudes posés sur la tablette centrale, elles se sont rapprochées et ont commencé à discuter. A voix basse tout d’abord, comme un murmure, puis progressivement à voix de plus en plus claire. Plongé dans ma lecture, j’ignorais leur conversation ; elle formait une sorte de bruit de fond, une musique en sourdine, agréable et mélodieuse car il y avait les accents… L’une devait venir d’un pays de l’Est : les R rocaillaient joliment (une Ukrainienne peut-être ?), l’autre était certainement d’origine latine : sa parole était plus virevoltante et j’ai surpris un mot : solitudine (solitude en italien). C’est un très beau mot qui glisse dans la bouche, qui file, léger et vif comme un envol d’oiseau… Il a éveillé mon attention. Alors, tout en faisant semblant de lire, j’ai tendu l’oreille. La curiosité est un vilain défaut, mais c’est un défaut utile lorsqu’il ouvre des paysages incertains ou poétiques. Je capte d’abord quelques brins de propos indistincts, puis le dialogue s’installe.

– Où allez-vous ? demande l’une des deux femmes.
– Je vais nulle part madame…
– Nulle part ? Mais ce n’est pas une destination…
– Eh bien, c’est la mienne aujourd’hui.
– Vous m’inquiétez… Vous n’allez pas faire une bêtise au moins ?
– Oh, non, rassurez-vous, il n’y a rien d’inquiétant… C’est même ordinaire, banalement ordinaire… ça arrive tous les jours, à des centaines, des centaines de bonnes femmes… Peut-être, sans doute, cela vous est-il arrivé à vous. Vous êtes mariée ?
– Je l’ai été, et vous ?
– Je le suis encore… Pendant combien de temps ? C’est l’énigme de mon voyage vers nulle part.
– Je commence à comprendre… 
– Mon mari va rentrer du boulot ce soir. Il va trouver sur la table du salon un petit mot. J’ai écrit : « Voici les deux nouvelles du jour : ce matin, j’ai appris que tu me cocufiais ; cette après-midi, je pars en voyage. » Je n’ai écrit rien d’autre. Rien que ces pauvres petits mots. Pour le remercier de sa traîtrise, je lui fais le cadeau de mon éloignement et de mon silence… Il ne pourra pas m’appeler, j’ai désactivé mon portable.
– Je comprends ce qui vous arrive. J’ai connu ça. En pire. Mais, je crains pour vous. Vous êtes entrée dans un jeu qui va trouver lui-même ses limites. Même les plus ardentes bouderies – car ce n’est au bout du compte qu’une très grosse bouderie que vous avez engagée – se tarissent un jour. Et ce jour-là, vous réactiverez votre téléphone et c’est vous qui l’appellerez…
– Non. Le silence ne téléphone jamais ! Ce matin, j’ai eu un moment de désarroi… J’ai senti monter la colère, mais c’est l’envie de partir, de fuir qui l’a emporté. J’aurais bien pu fuir sans partir – c’est si facile de s’anonymiser dans une grande ville. Mais Paris, pour moi, n’est pas tendre en ce moment. Alors, j’ai filé vers la gare Montparnasse. Au guichet, j’ai demandé quel était le premier train en partance pour ailleurs… La guichetière a tout de suite compris et avec un beau sourire complice, elle m’a dit : « J’ai celui-ci pour Hendaye, c’est bien, c’est loin de Paris, c’est aux confins de l’Espagne, ce pays âpre où tous les oublis sont possibles… Allez-y ! » Et me voilà face de vous à faire des confidences, même les plus inavouables… Car ce n’est pas tout, demain je vais avoir 50 ans et ce très important anniversaire pour moi va passer à l’as ! »
– 50 ans ! C’est un passage aussi périlleux pour les femmes que le Cap Horn pour les marins. Tumultes, vents mauvais, périls nous y attendent. C’est l’heure où, pour les couples hésitants, l’infidélité est certaine. La turlutaine de notre temps, c’est la quinqua délaissée. Piteux échouage de la vie rêvée. Tenez, c’est au détour de mes 50 ans que moi aussi, j’ai connu ce naufrage. Oh non ! mon mari à moi ne m’a pas ordinairement cocufié (comme le vôtre), mais il m’a planté sans avertissement pour se barrer avec une gonzesse de 30 ans qui lui a donné l’illusion d’être beau. Sinistre mascarade. Mon mari n’était pas beau, il avait des laideurs abondantes, mais il était riche et c’est là une belle excuse pour les aveuglements. Revenir, ne pas revenir ? Vous allez inévitablement vous poser cette question. Elle est humaine. Moi, je n’ai pas eu ce problème, car ce salopiaud de mari – suprême et fatale élégance – a eu le bon goût de casser sa pipe un mois après son départ. Crac ! le cœur a pété subitement dans la nuit. Sa pétasse s’est retrouvée au petit matin avec son don juan de pacotille inerte dans le lit. Résultat des courses : comme ils n’avaient rien prévu, elle la cocufieuse d’opérette n’a droit à rien et moi, la légitime humiliée, j’ai tout eu. J’aurais dû avoir de la peine. Eh bien non… je n’arrête pas de me dire : Bien fait ! Bien fait ! Bien fait ! C’est minable, non ? (éclats de rire) 

J’ai quitté ce huis clos ferroviaire à Bordeaux où je faisais halte, laissant la jeunette toujours figée dans son extase informatique et les deux femmes dans leur conciliabule. Si j’ai bien compris les derniers échos de la conversation, il y avait du resto dans l’air pour le cinquantième anniversaire et un grand réveillon programmé en Espagne avec un groupe de filles. Rien que des filles. Mot d’ordre de la soirée : Pouah ! les mecs.

NB : Cette scène dérobée illustre à sa manière un phénomène sociologique connu sous le nom de « divorce gris ». En près de deux décennies, les séparations des quinquagénaires, hommes comme femmes, ont augmenté. Une étude de l'Institut national d'études démographiques (Ined) le révèle : Les divorces impliquant un homme de plus de 50 ans représentaient 17% de l'ensemble des divorces en 1996. Deux décennies plus tard, ce chiffre s'établit à 38%. Et les femmes de plus de 50 ans suivent le même schéma, puisque les divorces les impliquant représentaient 11% des divorces en 1996, contre 29% en 2016.
 

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