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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Décrapouillage

Tout commence par une photo. Une vieille photo de classe que Benoit retrouve au hasard d’un rangement. Sa mémoire s’éveille… Il les reconnaît tous, ces trente copains positionnés en rang d’oignon dans la cour de son lycée. Ces trente-là ont en commun une génération – celle des baby-boomers nés au mitan du XXème siècle – mais aussi qu’ils ont partagé cinq à sept années d’internat jusqu’à la terminale. Depuis leur douze ans jusqu’à leur dix-huit ans, ils ont vécu jour et nuit ensemble – mêmes dortoirs, mêmes salles de classe, même réfectoire, même cour de récréation… Forcément, ça crée des liens. Oui, mais voilà, après le bac, tous se sont égaillés en France ou à l’étranger pour conduire leur vie. Titillé par la nostalgie, Benoit quête sur internet et, par ricochets, parvient à les contacter tous. Depuis, la retrouvaille annuelle est devenu un rituel. Tous sont fidèles au rendez-vous du printemps. Seuls manquent les empêchés provisoire (imprévus, voyages lointains…) et les empêchés définitifs (ceux qui ont fait la rencontre fatale d’un platane ou d’un crabe dévoreur d’existence). Le programme est désormais immuable : visite d’un lieu le matin (entreprise le plus souvent), graillou très gascon le midi, et bavardage à n’en plus finir jusqu’au soir.

Au moment du repas, les propos s’éparpillent et ça fait un joyeux brouhaha. Comme des antiennes rituelles,  reviennent les mêmes anecdotes de dortoir ou de récréation, on dresse toujours le portrait des pions qu’on trouvait ridicules, des profs qu’on disait admirables… Juste, en passant, on fait quelques remarques légères sur le boulot d’autrefois, sur la retraite d’aujourd’hui. En réalité, on parle beaucoup, très fort, mais tout et de rien. Finalement on se confie peu, l’intime garde son mystère. Aussi, il y eut un moment d’étonnement lorsque Berthe, très énigmatique, déclara : « Ecoutez les garçons, si vous me le permettez, je vais me décrapouiller un brin… Nous avons tous franchi le cap des septante. Moment paradoxal, insidieux pour nous : l’un des privilèges de la vieillesse naissante, c’est d’avoir, outre notre âge, tous les âges… il faut juste s’accommoder d’un peu de brouillard dans les coins de ciel bleu quand les jours s’engrisent et la bandaison s’amenuise (« Oh ! Quel couillon ! » s’exclament tous les autres, filant involontairement la métaphore).  Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi, je trouve qu’il est temps de faire le bilan provisoire de mes illusions perdues… De me dire des choses parfois difficilement avouables. Je suis confronté à l’improbable conclave de toutes mes facettes : le généreux et le vétilleux, le couard et le téméraire, l’aveugle et le perspicace…

Au sortir du lycée, en arrivant à la fac, c’était mai 68…  J’ai tout aussitôt trouvé confortable de céder à l’aveuglement contestataire : être pour tout ce qui est contre, être contre tout ce qui est pour. Ça m’a valu quelques errances politiques dont je ne tire pas grande fierté, car à l’épreuve des faits, mes idéaux successifs se sont fracassés sur le mur du réel. Et ça fait mal !

J’ai cru en tant de matins, dont beaucoup sont, je le sais aujourd’hui, des matins désenchantés…

J’ai d’abord cru furieusement au marxisme. De la dictature du prolétariat de Lénine à la pérestroïka de Gorbatchev, l'histoire n'a pas éteint la flamme de l'utopie communiste. Je n’étais qu’indulgence… Résultat : j’ai eu le goulag, l’écrasement du printemps de Prague et le pompon, ce très menaçant Poutine qui enkyste aujourd’hui la Russie.

J’ai cru à l’internationalisme et j’ai eu le mondialisme omnipotent, destructeur des identités

J’ai cru au socialisme. C’est un triomphe singulier que celui de la gauche en 1981. Je me suis surpris à admirer un homme que je méprisais auparavant. Triomphe paradoxal aussi, car dès l’élection de François Mitterrand des points noirs assombrissent peu à peu l’horizon. Résultat : je rêvais d’un socialisme conquérant et je me retrouve avec une gauche en lambeaux et une extrême droite aux portes du pouvoir.

J’ai cru intensément à L’Europe. C’était pour moi – et c’est toujours – une évidence : balayés les nationalismes rabougris sur eux-mêmes : fauteurs de guerre ; dissipés les fantômes brûlants de Verdun, d’Auschwitz, d’Hiroshima… Enfin la Paix !  Vaste et patient projet de tout un continent. Je n’ai pas vu venir la technostructure omnipotente et le fait que 75 ans après, nous ne soyons encore que des citoyens européens inaboutis.

J’ai cru à  l’écologie… En 1974, je disais avec René Dumont qui se présentait à la présidentielle : « L’auto ça pue, ça pollue et ça rend con ». Regardez sur le parking : ce gros SUV, flambant neuf avec ses chromes étincelants, c’est le mien.

J’ai cru au féminisme… Au temps de mes premières amours, j’étais plus radical que mes copines successives… Résultat : me voilà avec un #MeToo encombrant dont je ne sais quoi faire.

J’ai cru aux minorités en lutte et je vois que le wokisme est là, rampant.

Voulez-vous que je continue ? La liste est longue… « Non, non, non disent les autres… Assez de repentance. Nous en sommes tous passés par là : à force de micro désillusions, de petits renoncements en petits renoncement, nous en sommes rendus parfois au stade des grands reniements. – Alors ? On pourrait le titrer notre : « D’un siècle l’autre, confusions et contradictions d’une génération bénie ». Une génération bénie qui a tout connu : prospérité, plein emploi, progrès social, innovations, belles utopies, libération des mœurs… Nous livrons en héritage à nos enfants bien des désenchantements.

Il se trouvait que cette année-là que les retrouvailles se déroulaient au Domaine départemental d’Ognoas dans les Landes. Alors, il y eut très opportunément le miracle des alambics. Après le soliloque de Berthe, cette bande de baby-boomers se mit efficacement à l’abri des tracas du monde en s’armagnacant avec juste ce qu’il faut de modération et beaucoup de jubilation.

 

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