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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

L'art des "mais..."

Il faut savoir entendre, sous le tumulte de l’actualité, les mouvements d’opinion qui avancent à bas-bruit…

Guettez nos conversations… Nos argumentaires sont souvent chargés de sens, d’idées, d’émotions, et de sentiments contradictoires. Nous justifions, tant bien que mal, par de petites astuces rhétoriques, ces paradoxes pour rendre notre pensée crédible. Cette quête de cohérence use couramment d’un mot. Un tout petit mot qui relie avec souplesse nos énonciations paradoxales. Heureusement qu’il est là, le « MAIS » !  Cette très ordinaire conjonction de coordination fait des miracles.

Pour illustrer ce phénomène, bref verbatim de remarques captées, çà et là, dans la presse et aux comptoirs des bistrots :

Où l’on reparle de la laïcité après les commémorations de l'assassinat de Samuel Paty pendant le mois du ramadan :

– « Atroce assassinat, MAIS… c’est l'école qui est coupable, elle échoue à produire des échanges pacifiés dans la communauté éducative. » (un parent d’élève à la tribune de sa fédération)

– « Charlie-Hebdo a eu raison de publier les caricatures de Mahomet au nom de la liberté d’expression, MAIS… cet son irrespect a frisé le blasphème et ceux qui s’en indignent n’ont pas tort. » (un philosophe à la télé)

Où l’on reparle des violences faites aux femmes après le manifeste d’Adèle Haenel dans Télérama :

– «  Je vous annule de mon monde ! clame  Adèle pour dénoncer la complaisance du métier (le cinéma) vis-à-vis des agresseurs sexuels, MAIS… tout ce qui est excessif est insignifiant. Ce manifeste l’est. » (article dans Franc-Tireur)

Où l’on reparle de la guerre après l’annonce par le chef du groupe Wagner que Bakhmout, épicentre des combats en Ukraine, a été prise dans sa totalité :

– « Quel courage ces Ukrainiens ! Quelle capacité de résistance ! MAIS… il faudra bien qu’ils négocient un jour et qu’ils lâchent des bouts de territoire à la Russie. » (un expert militaire à la télé)

Où l’on reparle des dictatures et des démocraties après le vote Erdogan au premier tour de la présidentielle en Turquie :

– « Consternant ! les régimes autoritaires fleurissent partout, MAIS… il faut reconnaître qu’ils sont parfois plus efficaces que nos démocraties engluées dans la parlotte. » (un consultant à la télé)

Où l’on reparle de la fraude fiscale après l’annonce du plan Gabriel Attal :

 – « Il a raison le ministre : pas de pitié pour les fraudeurs (les gros comme les petits) ! MAIS… pas pour moi quand je fais sauter la TVA et que je fais bosser au black. » (deux copains accoudés au bar)

Où l’on reparle des trahisons amoureuses quand Robert a planté sa femme pour filer avec une jeunette :

– « C’est vraiment dégueulasse ce qu’il lui a fait, MAIS… elle a un caractère de mégère et ils étaient si mal accordés… » (les mêmes dans le même bar)

Un constat s’impose, dans toutes ces circonstances, le « MAIS… » est omniprésent et omnipotent. Son efficacité est incontestable. C’est un outil de conviction de premier ordre. Les points qui suivent le « MAIS… » ne sont pas des points de suspension, ils sont des points d’hésitation, d’atténuation ou de dissimulation. Ils formulent de multiples nuances : ils masquent l’ignorance (pour ceux qui font semblant de savoir) ; ils font passer du doute à la suspicion (pour les adeptes du complot) ; ils expriment l’inexprimable (pour les racistes ordinaires) ; en toute bonne conscience ils inversent la charge de la culpabilité (les victimes deviennent fautives)… et ils permettent aussi d’user des belles vertus de la litote, cet art de l’allusion qui laisser à penser plus que ce que l’on dit, comme le : « Va… je ne te hais point. » de Chimène.

Le « MAIS… » n’est pas un tic de langage, c’est un tic de pensée. Dans nos propos, cette vision « automatique » occulte notre réflexion et se heurte à la complexité du réel. Au bilan, le « MAIS… » est un artifice farci de biais cognitifs. Les biais cognitifs sont ces formes de pensée qui évitent la rationalité. Ils constituent une façon rapide et intuitive de formuler des avis. C’est moins laborieux qu'un raisonnement analytique avec sa prise en compte minutieuse des données pertinentes qu’il faut rechercher, compiler et vérifier. Ce processus produit inévitablement des jugements erronés. Parmi les biais cognitifs les plus typiques, ceux que l’on observe le plus fréquemment chez les adeptes du « MAIS… », il y a le « biais de confirmation » – cette tendance, très commune, à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent – ou le « biais de corrélation », cette propension à céder à l’évidence, à exagérer la relation entre deux événements distincts, à confondre corrélation et causalité.

Pour conclure, je vous propose un défi : tentez de conduire une conversation d’une heure en excluant le « MAIS… » de votre vocabulaire. Je vous laisse le soin de faire le décompte de vos Illusions et de vos désillusions. Y êtes-vous arrivés ? Non. Pas étonnant : le « MAIS…. » est le plus court chemin vers ce défaut admirable que nous pratiquons tous, peu ou prou, avec constance : le mensonge.

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