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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La malédiction de la poivrière

Un café restaurant sur la place près du Gave à Nay. Je cherche sur la terrasse une table à l'abri du soleil, du bruit des voitures et des autres clients. La serveuse - une jeune fille blonde, presque jolie, le corps robuste, le sourire lumineux - s'approche. Je remarque sur sa nuque un tatouage torturé, comme un dragon asiatique qui se mord la queue. Je lui dis que je trouve ça mignon. Son sourire s'illumine encore plus... Elle déplace une table rien que pour moi. C'est parfait : j'ai l'ombre et l'abri des regards... Elle me tend la carte. Sans regarder, je lui demande de m'apporter une assiette de crudités, une grillade sans frites et un quart de vin rouge. Elle revient et pose devant moi le pichet de vin, une corbeille en osier avec deux morceaux de pain, un verre ballon, une salière et une poivrière. Dessous, elle a glissé la fiche de ma commande. Elle repart. Je suis seul dans mon coin de terrasse isolé. Je regarde d'un oeil vide la table en formica.

C'est à ce moment que surgit en moi cette sensation singulière troublante de déjà-vu.... C'est comme ça maintenant, c'était comme ça avant... Avant... les images et la mémoire se mettent en ordre avec une précision presque irréelle. Avant, c'était il y a plus d'un demi-siècle, c'était sur la table du réfectoire de la cantine de l'internat du lycée, c'était la même salière, c'était la même poivrière. Je prends ces deux choses dans ma main et, peut-être pour la première fois de ma vie, je les regarde. Jusqu'alors, je n'avais fait que les voir.

Tout a changé, sauf elles. Sur les tables des restaurants, des cantines, des réfectoires, des plateaux-repas d'hôpital, elles sont là, produites à des millions d'exemplaires, toutes identiques, condamnées à la permanence, à l'immuabilité... Elles sont une insulte salutaire à la manie de l'obsolescence programmée qui domine le monde de la consommation. Je les regarde encore. Je sais maintenant pourquoi elles sont éternelles, ma salière et ma poivrière. Elles tiennent leur éternité de leur perfection. Juste parfaites pour être salière et poivrière, soeurs jumelles des repas ordinaires. Leur perfection, c'est cette forme en pyramide octogonale qui leur donne une assise solide sur la table, qui rend aisée la préhension et qui les empêche de rouler et de tomber si on les bouscule par égarement. Rien ne peut les user, les faire disparaître. Le duralex dont elles sont faites peut traverser des millénaires, comme elles ne sont pas laides, mais pas jolies non plus, il ne vient à l'idée de personne de les glisser dans son sac et de les dérober. Comment faire mieux ?

"La perfection est atteinte, non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter, mais lorsqu'il n'y a plus rien à retirer" disait Saint-Ex

 

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