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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La gloire d'Anastasie

Il y a ces vœux singuliers faits à la presse par Emmanuel Macron le 3 janvier dernier. Discours long et brillant certes – est-ce une surprise ? – mais discours passablement gênant aussi. Gênant par le ton adopté tout d’abord. L’homme semble céder de plus en plus dans ses interventions à cette manière très docte de délivrer des messages qui le figent dans une posture de donneur de leçons. Et, je ne sais pas pourquoi - peut-être une déformation liée à un long passé d’élève indiscipliné – les leçons, moi, ça m’agace. Or, il ne s’en est pas privé notre Président ce jour-là, professant à un parterre de journalistes médusés, et pour la plupart très expérimentés, la bonne manière d’exercer leur métier. Mais cela n’est que péché véniel. Plus préoccupantes sont les deux annonces qui ont suivi. Pourtant, elles semblent de bon sens. Légiférer sur les fake news (les fausses informations) pour tenter de les bloquer en période électorale, venant de la part d’un candidat qui les a subies à maintes reprises, est logique à défaut d’être efficace. Enfin, rien de scandaleux non plus en apparence dans cette autre proposition qui invite les journalistes à envisager «une forme de certification des organes de presse respectant la déontologie du métier.» L’inquiétude réside, dans ces deux cas, dans le fait qu’ils s’inscrivent dans cette tentation, de nouveau prégnante, de contrôler, vérifier et filtrer l’information. La liberté d’expression et d’opinion est-elle pour autant en danger ? Certes non, on est encore loin des régimes autoritaires qui, comme en Turquie et en Russie, bâillonnent journalistes et opposants, mais quelque chose d’insidieux s’est installé dans notre vie publique.
Le fait n’est pas nouveau. L’attentat terroriste contre Charlie Hebdo avait relancé le débat sur la liberté d’expression et ses limites. Déjà, vingt ans auparavant, lors des attentats de 1995, Chirac adressait un avertissement sévère en s’attaquant à «l'extraordinaire dérive médiatique qui a cours sur les attentats» et qui a «dépassé tous les espoirs que les terroristes pouvaient mettre dans leur entreprise de déstabilisation de la société française». Il demandait aux journalistes de « s’interroger sur la façon dont ils doivent parler des événements ». Tiens, on dirait du Macron dans le texte.
De fait, en Occident, deux visions philosophiques s’affrontent : celle qui exige le droit de tout dire, pour qui « la liberté d’expression est l’expression de la liberté », et celle, dans la lignée d’Emmanuel Kant, qui considère que la parole doit se plier à la raison.
Il semble bien que cette dernière l’ait clairement emporté. On ne peut tout exprimer et surtout, on n’exprime pas tout. Deux limitations se sont progressivement installées : l’une est celle de la loi qui sanctionne des paroles ou des écrits qui s’aventurent dans des domaines sacralisés, l’autre est celle de la conscience de chacun que l’on peut appeler l’autocensure. 
Cette autocensure touche en premier lieu ceux qui font profession d’informer, de dire et d’écrire. La presse s’autocensure d’autant plus volontiers que les raisons de le faire sont puissantes et nombreuses. L’autocensure par intimidation existe lorsque des grands groupes multiplient les menaces, les procès et recours judiciaires. C’est ainsi que des journalistes ont dénoncé, dans une tribune publiée le 24 janvier, les poursuites systématiques dont ils font l’objet quand ils s’intéressent aux activités du groupe Bolloré, notamment en Afrique. Ont été visés France Inter, France Culture, France Info, France 2, Le Monde, Les Inrocks, Libération, Mediapart, L’Obs, Le Point, Rue89… Au vu de leur ampleur, les signataires estiment que ces poursuites s’apparentent à des « poursuites bâillons ». Or, cette manie procédurière tend à devenir la norme. Apple, Areva, Vinci ou Veolia ont récemment attaqué en justice des organes de presse, des organisations non gouvernementales ou des lanceurs d’alerte.  Intimidation plus directe : la violence que les intégrismes de tout bord sont prompts à employer pour venger ce qu’ils assimilent à des outrages religieux. Les victimes de Charlie, Cabu, Wolinski et les autres, avaient refusé la peur. Ils exerçaient sans se lasser le droit à la caricature, à l’insolence, à l’irrévérence, au blasphème à l’occasion. Trois ans après la fusillade, on entend surtout le silence de ceux qui clamaient leur soutien indéfectible. La sainte trouille a eu le dernier mot.
C’est peut-être à la vraie victoire de Madame Anastasie que nous assistons. Anastasie est l’allégorie de la censure. Ce personnage, créé par le dessinateur Gil à la fin du 19ème siècle, est représenté par une vieille femme revêche, armée d’énormes ciseaux, une chouette, symbole d’obscurantisme, perchée sur son épaule. Anastasie peut laisser tomber ses ciseaux ; plus besoin de surveiller, couper, sectionner, mutiler, interdire. Son ombre suffit désormais, nous nous autocensurons avec panache.
 

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