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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Éloquence du silence

Adolescent, je courais à vélo toutes les routes du canton. Un garçon, à peine plus âgé que moi avait pris l’habitude de m’accompagner. Il était sourd et muet. Nous nous étions construits au fil de nos randonnées un langage rien qu’à nous, fait de signes et de mimiques. Je passais ainsi avec lui des journées entières de silence durant lesquelles nous parvenions muettement à exprimer les désirs, les étonnements, l’essentiel et le dérisoire de nos jeunes vies. Je pensai à lui lorsque, plus tard, en lisant Montaigne, je découvris dans L’apologie de Raymond Sebond, cette longue énumération :

« Quoi des mains ? Nous demandons, nous promettons, nous appelons, nous congédions, nous menaçons, nous prions, nous supplions, nous nions, nous refusons, nous interrogeons, nous admirons, nous comptons, nous confessons, nous nous repentons, nous craignons, nous avons honte, nous doutons, nous instruisons, nous commandons, nous incitons, nous encourageons, nous jurons, nous témoignons, nous accusons, nous condamnons, nous absolvons, nous injurions, nous méprisons, nous défions, nous nous fâchons, nous flattons, nous applaudissons, nous bénissons, nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, nous exaltons, nous festoyons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons... Que ne faisons-nous pas avec une variété aussi infinie que celle de la langue elle-même ! Avec la tête nous convions, nous renvoyons, nous avouons, nous désavouons, nous démentons, nous souhaitons la bienvenue, nous honorons, nous vénérons, nous dédaignons, nous demandons, nous éconduisons, nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, nous réprimandons, nous soumettons, nous bravons, nous exhortons, nous menaçons, nous rassurons, nous interrogeons... Et que dire des sourcils ? des épaules ? Il n’est pas de mouvement qui ne parle, c’est un langage intelligible sans qu’il soit enseigné, et c’est pourtant un langage public, ce qui fait que, quand on voit la variété des autres et l’usage spécifique qui en est fait, on est plutôt porté à penser que celui-ci est bien le propre de la nature humaine. Je laisse à part ce que la nécessité apprend à ceux qui en ont soudainement besoin : les alphabets de doigts, la grammaire des gestes, et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par ces moyens-là. De même pour les peuples dont Pline nous dit qu’ils n’ont pas d’autre langue. »

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