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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La mémoire pétrifiée

Demain, dimanche 11 novembre, les enfants de Sévignacq, mon village, chanteront devant le monument aux morts ; ils lâcheront des ballons en hommage aux disparus. Ils feront ce que vont faire au même moment d’autres enfants dans la plupart des communes de France. 
C’est qu’une fièvre mémorielle considérable s’est emparée de notre pays. Le président de la République, lui-même, en fournit l’exemple. Bien sûr, il y a le prétexte du centenaire. Car cent est un chiffre magique. Il fallut cent ans de pleurs, dit l’évangile de Barnabé, à Adam et Ève pour se consoler de leur péché après la chute. « Nous avons vieilli de cent ans et c’est arrivé en une seule heure » disait Anna Akhamatova, à propos de la déclaration de guerre en 1914.
Si, au regard des dégâts et des souffrances provoqués, les causes directes de ce conflit semblent dérisoires, les conséquences, elles, en sont majeures. 1914/1918, ce ne fut pas la fin du monde, mais ce fut la fin d’un monde. Avec cette guerre, l’Europe s’est suicidée. On le sait aujourd’hui, il n’y eut pas de vainqueurs, il n’y eut que des vaincus. Et les valeurs du siècle volèrent en éclats. Paul Valéry, constatant l’étendue de la catastrophe, aura cette phrase terrible : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Il devint évident que, face à une telle catastrophe, s’imposait un devoir de mémoire. Dès la fin de la guerre fleurissent en Belgique, en France, en Italie et en Allemagne des monuments aux morts pour rendre hommage aux soldats tombés au champ d'honneur. 
Depuis la fin des années 1990, les pratiques mémorielles explosent. Les lieux organisés pour le souvenir se multiplient : musées, mémoriaux, sites d’interprétation… L’Unesco se voit appelée en renfort pour donner son estampille, gage d’un appel d’air touristique. Mais, tout près des itinéraires de ces nouveaux adeptes du « tourisme de la mémoire », la terre bouleversée de Verdun s’obstine à vomir quotidiennement l’acier, les os, les exhalaisons de la Grande Guerre.
Le devoir de mémoire contient un piège : s’obliger à « savoir », c’est croire que l’on comprend ; c’est s’illusionner sur le « plus jamais ça ! » ; c’est ne pas admettre que Verdun, et plus tard Auschwitz et Hiroshima, ne sont pas des parenthèses de notre histoire ; c’est ne pas accepter d’entendre que cette puissance apocalyptique, nous la portons – tous ! – au fond de nous.
L’Histoire nous enseigne dit-on, mais que son magistère est confus, incertain, contradictoire. Parfois des évidences jaillissent, inattendues… C’est ainsi que nous savons, grâce à l’Histoire que, contrairement à une croyance trop naïvement admise, tous les siècles ne durent pas cent ans. En faut-il un exemple ? Tenez… Le XXème siècle – mon siècle ! – seules 31 années et 5 semaines vont lui suffire, entre le 28 juin 1914 et le 6 août 1945, entre Sarajevo et Hiroshima, 11351 jours durant lesquels les hommes vont jouer et jouir à tuer des hommes, à rendre industrielle la boucherie des corps et des consciences, à jeter hors du temps et de la mémoire des millions de vies (70 millions parait-il).
Aussi faut-il veiller sans cesse à ne pas calomnier son temps par ignorance de l’Histoire. Sommes-nous délivrés du jeu tragique des haines, de ces ennemis si anciens qu’on les disait héréditaires ? Nous le savons aujourd’hui : la réponse à la guerre ne fut pas l’armistice – cette paix sans avenir pour clore cette guerre sans nécessité – mais, quarante années plus tard, la patiente et entêtée entreprise de construction européenne qui ne pouvait être le fait que de deux pays vaincus. Nous avons désappris à penser la guerre, faisant comme si la paix était un état naturel.
Alors, prenons le temps de lire attentivement, lorsque nous traversons une ville ou un village, la longue litanie des noms gravés sur les monuments. Ils sont 36 à Sévignacq. En réalité, pour leur être fidèle, il ne faut pas dire que le nombre de victimes de la Grande Guerre est de 36 – ce qui donne de la réalité une vision un peu abstraite ; ce n’est jamais qu’un nombre ! – mais il faut préciser que c’est 36 fois un homme qui a été sacrifié.
Il est là notre devoir de mémoire. Ne pas oublier que ces noms étaient des hommes de chair et d’os. Des individus. Et même, aller plus loin… regarder leurs prénoms. Parce que c’est par son prénom que la mère, la femme ou l’amante appelait celui qui n’est pas revenu.
Après les cérémonies du centenaire, une fois l’émotion apaisée, de nouvelles générations, celles que plus personne ne relie directement à ce XXème siècle pour eux devenu lointain, auront peut-être l’autorisation morale d’oublier. Pas nous !
 

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