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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Indignations & paradoxes

S’il fallait dresser le portrait de l’homme contemporain, il serait nécessaire pour être fidèle à la réalité dessiner ce sentiment complexe et troublant qu’est l’indignation. Nous sommes sans conteste un peuple d’indignés. Bien sûr, le fait n’est pas nouveau : l’indignation est une très vieille affaire pour notre humanité. On peut, sans crainte de se tromper, affirmer qu’Adam fut, dans son temps originel, le premier indigné de l’Histoire, bigrement surpris de se voir signifier son exclusion de l’Eden ; et un peu plus tard, l’indignation de son fils Caïn ne fut vraisemblablement pas moindre, lorsque après avoir trucidé son frère Abel, il prit connaissance de sa punition qui, il faut le reconnaître, était d’une consistance inconnue jusque-là !
Depuis, plusieurs milliers de millénaires ont coulé. Et l’indignation est toujours présente. Mais, ce qui fait la singularité de notre siècle, c’est qu’elle a pris le tour d’une obsession. Laurent de Sutter, philosophe belge, est venu, il y a quelques jours à Pau, nous entretenir de ce phénomène dont il a produit une étude pénétrante. Que dit-il ? : « Notre époque est celle du scandale généralisé ». Selon lui, du matin au soir, du bureau au bistrot et des vacances aux dîners de famille, il n’est de circonstance qui ne nous fournisse l’occasion de nous indigner. Tantôt le scandale est politique, tantôt il est économique ; tantôt il est moral ; religieux ; écologique ; esthétique ; alimentaire… Tous les domaines de la vie semblent désormais affectés par des fautes, des imperfections, des horreurs parfois, qui suscitent notre rage plus ou moins vertueuse. Alors, en bon philosophe, de Sutter se pose des questions : « Que signifie un tel réflexe d’indignation ? Que dit-il de nous – et, surtout, de la manière dont nous pensons ? »
Ce déversement continu de scandales et les indignations que, mécaniquement, il provoque nous plonge dans un état de tension où notre faculté de juger se trouble. Nous en devenons velléitaires. Dès qu’un scandale nouveau survient, nous nous débarrassons promptement de l’indignation en cours pour se donner tout entier à la nouvelle. Nous ne pensons plus, nous bégayons des émotions. Souvenez-vous : le lent reflux de la mer dépose un matin sur le sable d’une plage de Turquie le corps d’un petit garçon de trois ans. Il s’appelait Aylan. La photo pathétique de cet enfant mort fait la une de tous les journaux du monde. Le scandale est total, chacun est pris au cœur : on parle de « l’humanité échouée », de « tragédie insupportable », de mesures urgentes à prendre pour stopper la tragédie des migrants en dérive sur la Méditerranée… Qui se souvient d’Aylan aujourd’hui ? On a eu tant d’autres scandales à se mettre sous la dent depuis, tout aussi essentiels (Ah ! le très scandaleux homard de François de Rugy !).
Ainsi donc, nos indignations sont volatiles. Mais elles n’en sont pas moins virulentes. Leur expression échappe à tout contrôle, dès lors qu’elles utilisent les mécanismes d’intensification et d’accélération des réseaux sociaux. L’indigné, convaincu qu’il n’est pas solitaire, se laisse emporter par un sentiment de toute puissance et d’infaillibilité. Il s’identifie à la foule de tous ceux qui s’indignent avec lui. L’émotion prend alors le pas sur le rationnel, avec cette certitude que nos sentiments sont la vérité. L’unique vérité : « Je suis indigné parce que je suis indigné, et puisque je suis indigné, j’ai raison ! » Quiconque s’aviserait d’émettre un doute ou de penser autrement, se trouve mis au ban. De Sutter rappelle dans son livre le sort réservé aux quelques femmes qui avaient signé une tribune critique sur le mouvement « #  BalanceTonPorc »
Mais faut-il pour autant s’inquiéter ? En pays démocratique, ce ne sont ni les hurleurs, ni les indignés qui décident de la vérité. Ils sont souvent des signaux d’alerte indispensables, mais le débat contradictoire et décisionnel est la règle cardinale de nos régimes.
Or, vérité et démocratie ne font pas toujours bon ménage. On a tendance à confondre, d’une part, la liberté d’opinion avec l’égale vérité des opinions. D’autre part, on confond également la règle de majorité avec une règle de vérité. Parce que la démocratie libérale repose sur le principe de la pluralité des valeurs, on a tendance à penser qu’elle exige de traiter toutes les opinions comme également respectables et, moyennant une confusion de plus, comme également vraies. Parce que la démocratie obéit à la règle selon laquelle en matière de décisions la majorité doit l’emporter, on suppose que les opinions majoritaires ont le plus de chances d’être vraies, et qu’elles sont vraies parce qu’elles sont celles de la majorité. C’est ce que Tocqueville nommait la « tyrannie de la majorité ».
J’ai souvent recours à Coluche pour conclure mes chroniques. Avec son effronterie et son art de la provocation, ses formules au vitriol font mouche. Il nous dit : «  Ç’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ! » Réflexion que Laurent de Sutter prolonge, en termes plus policés en demandant : « Est-il venu le temps de cesser de vouloir avoir raison et d’apprendre à avoir tort ? » On pourrait appeler cela : éloge de l’esprit critique.
 

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G
???????????? j aime
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