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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Le triomphe de Madeleine

Madeleine s’inquiétait. Par la vertu des grèves et des colères sociales, elle craignait de se retrouver seule à Noël. Et c’est-ce qui se passa. Il fallut digérer la contrariété de contempler dans la salle à manger un régiment de chaises vides montant la garde autour d’une table désertique. Mais, en s’interrogeant sincèrement, Madeleine n’éprouvait ni colère, ni frustration. L’affaire des retraites était bigrement plus essentielle qu’un rituel familial de nuit de Noël.
Elle décida alors de goûter son esseulement. Toute la soirée, elle convoqua quelques-uns de ses compagnons habituels de solitude : Montaigne qu’elle lisait beaucoup, son complice d’âme et de pensée ; Bach dont la profonde musique de « l’Oratorio de Noël » qu’Arte diffusait ce soir-là, la mettait dans un état de concertation totale et lui faisait tutoyait les anges.
Bien sûr, une légère tristesse habitait Madeleine, mais elle était atténuée par un paradoxal sentiment de soulagement. Soulagement, car ce réveillon, s’il avait pu se faire, n’était pas sans risques. Il était menacé par le phénomène que les américains nomment « dietary requirements » : ces impératifs alimentaires qui rendent désormais les repas collectifs périlleux. Une caricature parue dans les colonnes du magazine New Yorker l’illustre : on y voit douze personnes réunies pour la fête traditionnelle de Thanksgiving autour d’une table où, bizarrement, il n’y a pas de dinde… Chaque personnage a une bulle au-dessus de la tête qui indique le régime particulier qu’il suit et qui l’oppose aux autres. Ce sont ces fameux « dietary requirements » que l’on égrène désormais lorsque l’on est invité chez quelqu’un à manger. Aux Etats-Unis l’affaire a pris des proportions considérables, et, comme toujours, nous nous empressons, avec un temps de retard, en France de copier cette manière américaine.
Alors, on comprend le soulagement de Madeleine car la préparation de son repas virait au casse-tête. En effet, comment aurait-elle dû s’y prendre pour satisfaire tout à la fois sa fille végétarienne, son petit copain converti au sans gluten, sa nièce crudivore, son fils qui refuse les huîtres car ce sont des animaux vivants, sa petite copine qui est allergique au lait, et la cadette ne veut plus entendre parler de foie gras pour cause de torture animale, sans compter de menues prescriptions et proscriptions religieuses… ?
Noël solitaire et silencieux pour Madeleine, mais une revanche éclatante l’attend…
Loin des réveillons du Nouvel-An formatés, celui auquel participera Madeleine sera une interprétation de l’auberge espagnole, ce lieu où jadis, chacun mangeait que ce qu’il avait apporté. Dans la version contemporaine, on se veut plus partageux : tout est mis sur la table et on se sert librement. Il y a le vertige de l’abondance et la curiosité que provoque la diversité. Toutefois, cette multitude n’est pas un désordre. Chaque plat raconte une histoire – son histoire et celle de celui qui l’a cuisiné - ; il porte une expérience, une volonté de témoigner, de communier, d’étonner et de plaire. Seront là, les explorateurs de « paradis terrestres », découvreurs de « terra incognita », qui ont ramené de leurs voyages des produits surprenants et en font des recettes aux saveurs insoupçonnées. La surprise des autres est leur récompense. Il y aura aussi les virtuoses de la cuisson, les maestros des fourneaux, les esthètes de la présentation qui déclencheront des exclamations, des « Oh ! » et des « Ah ! »... On admirera, on s’étonnera, on félicitera… Mais, lorsque viendra le tour du plat de Madeleine, plus un cri. Quelqu’un dira tout simplement : « Enfin ! Voilà comme les choses doivent être. » C’est qu’à la différence de toutes les autres, la cuisine de Madeleine n’est pas faite pour étonner ou éblouir ; elle est faite pour rassurer. C’est une cuisine de terroir, de mémoire, de tradition et de sincérité.
Ce soir-là, Madeleine sera comme l’autre madeleine, ce « gâteau court et dodu » qui fit remonter à la conscience de Marcel Proust des senteurs, des goûts et des émotions enfouis. Elle sera pour tous ses amis présents une « éveilleuse de souvenirs », un marqueur identitaire. « Il ne suffit pas qu’une cuisine soit bonne, il faut qu’elle parle »  Et cela, Madeleine le sait bien. Elle guette l’éclair dans le regard des autres, leur lente mastication, la langue qui lèche la fourchette et les babines, le doux bourdonnement des conversations… Minuscules étincelles, refuge de bonheurs minuscules. Pour Madeleine, Noël sera vengé !
 

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