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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

L'ère du mépris

Des copains de longue date ont coutume de se retrouver en grande tablée au bistrot. De là, avec minutie, impertinence, et un brin de cruauté qu’alimente une solide mauvaise foi, ils commentent les affaires de la ville et du monde. Rien ne leur échappe et, quand ils s’engagent à dresser le portrait de l’année qui vient de finir, leur programme est bigrement chargé.  Rien n’a manqué à 2019 qui ne justifie de puissants accents de pessimisme, de fatalisme, d’exaspération… : valeurs bafouées (ah ! les banlieues territoires perdus de la République) ; modèle social obstinément déconstruit (ah ! les retraites) ; institutions en jachère (ah ! l’école, l’hôpital, la justice) ; puits sans fond des victimes en souffrance qui réclament écoute et respect (ah ! la libération de la parole des femmes ;  la maltraitance animale ; les minorités ; les oubliés de l’Histoire ; les exilés de la guerre, de la misère, du climat…) 
Pour dire tout cela, il faut des mots, des mots forts, et ils abondent. Autour de la table, nos amis entament alors la valse des qualificatifs dépréciatifs largement inspirés de la rhétorique de Donald Trump : « C’est stupéfiant, scandaleux, détestable, mortel, impensable, hideux, atroce, immonde… » Puis, ils en viennent à la cueillette des expressions qui ont fait mouche dans le discours du monde de la politique ou des médias. Il y a des néologismes, des trouvailles voire des retrouvailles (ces mots oubliés qui remontent à la surface), les officialisés (par leur entrée au Petit Larousse). Et, dans ceux-là, ils vont n’en retenir qu’un, un seul, qui plus que tous les autres semble symboliser notre actualité. Ce mot n’est pas le plus étonnant, ni le plus spectaculaire. Il fait même partie des mots très dérisoires qui vivent leur vie cachée tant on hésite la plupart du temps à les employer. Oui, mais voilà, en 2019, le « mépris » a été le mot à la mode. Il a vécu son année de gloire. Il n’y a pas eu de mouvement social, de revendication, d’accident, de drame humain, écologique ou technologique, sans que, devant les caméras de télévision, quelqu’un, pour exprimer son désarroi ne déclare : « On nous méprise… Je suis méprisé… Comme réponse, je n’ai obtenu que du mépris… Le président ne s’est pas déplacé, il a dépêché n’importe quel sous-secrétaire d’Etat : il nous méprise… » 
Bien entendu, ce qui donne sa valeur nouvelle au « mépris », c’est la puissance supposée de celui qui l’incarne. Car, pour qu’il y ait des « méprisés », il faut bien un « mépriseur ». Et Emmanuel Macron se trouve désigné comme unique dépositaire de cette mission vertigineuse qui consiste, sans relâche, à humilier à tour de rôle toutes les populations du pays.
Il faut dire que le bougre y a mis du sien, à telle enseigne qu’il a reçu le très encombrant titre de « méprisant de la République ». En moins de trois ans de règne, il a multiplié les saillies, toutes immédiatement interprétées comme autant d’actes de mépris, d’arrogance et de suffisance. Souvenez-vous : « La seule chose qu’on n’a pas le droit de faire, c’est de se plaindre » ; « Un emploi, je traverse la rue et je vous en trouve ! » ; « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux et les gens ne s'en sortent pas… » ; « Je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. » ; « Gaulois réfractaires au changement. » ; « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien. » ; « Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler. »… Ces outrances verbales sont pain bénit pour l’opposition et les anciens amis : Mélenchon parle naturellement de « mépris de classe », d’autres plus subtilement de « mépris du premier de la classe », et Hollande ne s’en prive pas pour prendre une revanche tardive en déclarant, l’air goguenard : « Il y a actuellement une méthode qui peut paraître lointaine, distante, voire méprisante pour certains… Moi, j’ai voulu être un président à la hauteur, mais pas hautain. »
La réalité est-elle aussi caricaturale ? Pour qui veut bien y regarder de plus près, ces formules que l’on dit méprisantes sont presque toutes sous-tendues par la volonté d’exprimer une réalité, quitte à ce que leur brutalité brouille le message. Voilà qui est commode pour la plupart d’entre nous qui cherchons instinctivement à ne pas entendre une vérité dérangeante. C’est la pathétique recherche du « parler vrai » qui, de Mendès-France à Macron, en passant par Rocard, obsède le discours politique. Macron s’en est expliqué en octobre 2017 : « Nos élites politiques se sont habituées à ne pas dire les choses, à avoir un discours aseptisé, comme si ce qui est intolérable, c’est le mot, pas la réalité qu’il y a derrière. »
Jouant les grands sages, avant de démissionner du gouvernement, Gérard Collomb avait prévenu le président : « Peut-être, les uns ou les autres, nous avons manqué d'humilité. En grec, il y a un mot qui s'appelle hubris, c'est la malédiction des dieux. Quand, à un moment donné, vous devenez trop sûr de vous, vous pensez que vous allez tout emporter. [...] Il y a une phrase qui dit que les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre, donc, il ne faut pas que nous soyons dans la cécité. » Ce sont les dangers du pouvoir : une fois obtenu, il met en péril les qualités qui ont permis à quelqu'un de l'obtenir.
Peut-on résister au syndrome d'hubris ? Une seule solution : renoncer avec opiniâtreté à « l’exercice solitaire du pouvoir ». Ne pas être seul, souhaiter et accepter d’être entouré d'un environnement hostile, ou tout au moins critique. Il faut de l'adversité. S’il le fallait, voilà qui justifie pleinement les révoltes, les manifestations, les colères et les résistances qui marquent le quotidien de notre vie démocratique aujourd’hui.
Tout cela, le philosophe Alain le résumait très simplement : « Tout pouvoir sans contrôle rend fou. »
 

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