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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Sous le masque, la plume...

 

Nul doute que dans peu de temps, les médias, toujours friands d’anniversaires, de commémorations et de symboles, nous remettrons en mémoire deux septembres chilien : l’un fut habité d’espoir, l’autre de tragique.
Septembre 1970 (il y a bientôt cinquante ans) : Salvador Allende arrive au pouvoir. C’est un séisme politique qui secoue le Chili et, par écho, le monde entier. L’espoir placé dans cet homme est considérable. Il nationalise les mines de cuivre, les banques, et engage dans politique vigoureuse de redistribution des terres en faveur des paysans pauvres.
Mais l’espoir né au Chili cette année-là ne fut qu’une fleur éphémère. Le 11 septembre 1973, des avions distribuant la mort, bombardent le palais présidentiel de la Moneda. Allende assiégé, meurt les armes à la main. Pour Pablo Neruda, prix Nobel de littérature, complice du combat d’Allende, l’écriture est une urgence : « J'écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. Aussitôt après l'attaque aérienne, les tanks - beaucoup de tanks - sont entrés en action, pour combattre un seul homme qui les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur généreux, entouré de fumée et de flammes. » Pablo Neruda va mourir le 24 septembre 1973, treize jours seulement après la mort de son « ami » Allende.
Ces deux septembres chiliens disent le cycle décourageant qui, d’élans démocratiques en pulsions dictatoriales, agite l’histoire brûlante de l’Amérique latine. Mais ce qu’ils disent aussi c’est l’intrication de la littérature et de la politique. Allende et Neruda avaient des destins liés. Ces deux hommes-là forçaient l’admiration : l’un était puissance dans l’action, l’autre majesté dans le verbe. Sans l’éclair du verbe, le pouvoir n’est que force, il oublie d’être sage. C’est un phénomène universel. Le pouvoir sur les hommes ne peut se passer du pouvoir sur les mots. Sous le masque de l’homme d’Etat, se niche souvent une plume qui témoigne, accompagne, guide, inspire, exalte ou combat…
Nous savons bien cela en France, pays de franche démocratie et de passion littéraire. La démocratie est bavarde. Le verbe est sa chair. Littérateurs, poètes et orateurs ont bien souvent voulu goûter aux délices du pouvoir. Ils ont rarement réussi. Que ce soit Lamartine, Hugo ou Chateaubriand, les uns comme les autres ont été condamnés très vite à se trouver dans l'opposition, ce qui en politique est le signe de l'échec.
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, il apparaît comme évident que l'écrivain soit présent au monde qui l'entoure, acteur de ses luttes. Sartre disait : « Les mots sont des pistolets chargés ». Radicalisme dont Camus se défie : « J’aime mieux les hommes engagés que les littératures engagées. Du courage dans sa vie et du talent dans ses œuvres, ce n’est déjà pas si mal… » L’histoire est, dit-on, une galerie de peintures où de rares chefs-d’œuvre côtoient une foule de copies. Avec Léopold Sédar Senghor, on fit d’un lumineux poète un grand président du Sénégal ; il en fut de même avec Vaclav Havel en République Tchèque. Mais que de piètres politiciens et de mauvais poètes nous ont aussi encombré le paysage !
Faut-il, comme au Chili, de grandes secousses de l’Histoire pour que politique et littérature fassent belle alliance ? Non, il advient que les deux se marient dans le mode mineur, celui des événements du quotidien que l’on croit anecdotiques. Un simple fait divers suffit. Certains provoquent des moments de grâce. Georges Pompidou, redoutable personnage politique amoureux de littérature nous en offre l’illustration. 
Souvenez-vous… Nous sommes en 1969 : Gabrielle Russier, jeune professeur de lettres, mère de deux enfants et épouse divorcée, se suicide. Elle avait, dans les moments de braise de Mai 68, vécu une idylle passionnée avec un de ses élèves (elle avait 32 ans ; lui 17). On venait de la condamner à la prison, sur plainte des parents de la "victime", pour détournement de mineur.
Lors d’une conférence de presse, un journaliste interpelle Georges Pompidou, tout nouveau président de la République, sur cette affaire. Le président semble surpris par la question. Il  hoche la tête, marmonne quelques mots, s’enferme dans un étrange mutisme (17 secondes de silence, c’est long devant une caméra), puis se décide à parler. Il dit d’une voix calme : « Comprenne qui voudra ! / Moi, mon remords / Ce fut la victime raisonnable au regard d'enfant perdue / Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés. C'est de l'Eluard. Mesdames et Messieurs, je vous remercie ». Et il quitte la salle.
Le savait-il Pompidou ? Les mystérieux vers d’Eluard qu’il a récités devant une assemblée de journalistes dubitatifs et une France encombrée de préjugés, étaient parole performative… Ce simple souffle de poète est parvenu à révéler ce que les mots habituels ne savaient dire et à produire des bouleversements que nos dirigeants rechignaient à engager. En six vers, en six vers seulement, un trouble salutaire était jeté.    
En doutez-vous ? Cinquante ans plus tard – toujours ces inéluctables cinquante ans ! – Gabrielle tient une involontaire revanche : elle se nomme Brigitte. Une sulfureuse histoire d’amours défendues exerce aujourd’hui le pouvoir. Il n’est que quelques tristes pisse-froid pour s’en scandaliser. Pour tous les autres, ce qui paraissait insupportable il y a un demi-siècle, nous l’adoubons désormais. Bigre, nous avons bien changé ! Les quelques mots du poète ont fait patiemment leur boulot d’ouverture des consciences. La poétique est devenue politique ; le songe réalité ; l’exaspération bienveillance. « Bien creusé vieille taupe » aurait dit Marx.
 

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