Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

La disparition (2)

 

Julie (c’est le nom de la vieille dame errante de la place du  Foirail en recherche de la boite jaune pour poster ses lettres d’amour)… J’ai poursuivi ma conversation avec elle… Évocation amusée de quelques disparitions dont elle garde la mémoire…

« Voyez-vous monsieur, je vis ici depuis  trente ans … avant, j’avais un deux pièces au dernier étage d’un immeuble en bordure de la place de la Monnaie. Il donnait sur la voie ferrée. Il avait un minuscule balcon qui donnait plein sud où je m’installais pour prendre le soleil. De là, je guettais l’horizon bleu des Pyrénées et je surveillais le va-et-vient des trains… Lorsque l’envie de bouger un peu me prenait, je descendais et j’allais sur la place de la Monnaie m’asseoir sur un banc pour lire à l’ombre des tilleuls. Beaucoup de choses, autour de cette place, au fil du temps m’étaient devenues familières. Bien sûr, il y avait la silhouette massive du château… J’y avais aussi mes petites complicités… La plus troublante était celle avec le patron des ateliers d’une entreprise d’électricité… il s’appelait René… il était jurassien… Il était venu s’installer ici par amour des Pyrénées dans les années 60… c’était en ancien champion de ski… il avait disputé les épreuves nordiques aux jeux olympiques de 1948 (l’année de ma  naissance) et il me racontait l’obstination qu’il lui avait fallu pour convaincre les montagnard de la vallée de Barétous d’installer une nouvelle station de ski à la Pierre-Saint-Martin… c’était en 1964 et cette station c’était son enfant… J’ai appris que René est mort récemment, à 93 ans. Mon autre complicité, c’était celle avec l’imprimeur… Une imprimerie à l’ancienne. L’imprimerie tourne encore aujourd’hui – c’est son fils qui a pris la suite – et c’est, je crois, la dernière imprimerie de la ville où l’on compose encore au plomb… Et puis, il y avait dans ce petit paysage de la place, un édicule, lointain héritage du siècle d’avant… C’était une vespasienne à trois places où les messieurs se mettaient en rang d’oignon pour pisser… Du banc où j’étais assise, je ne voyais que leurs pieds qui trépignaient en bas, et leur tête qui dodelinait en haut… Les voir sortir, l’air soulagé et se rebraguettant consciencieusement, voilà quel était mon petit spectacle des jours heureux à la Monnaie… Dans les années 80, juste avant que je ne vienne m’installer ici, au Foirail, une équipe municipale est venue démonter la vieille vespasienne… Comme je m’en émouvais, le technicien responsable du chantier m’a expliqué : « Mais madame, c’est hors d’âge, ça pue et les femmes – suprême argument – n’y ont pas accès… Mais ne vous inquiétiez pas… on va vous installer à la place une jolie pissotière ultra-moderne où tout sera automatisé, aseptisé et où on – même vous les dames ! – pourra faire ses besoins tranquillement… »

Ben voilà… les choses ne se sont pas passées comme ça… De latrines, flambant neuves, bien moderne avec un design comme on les fait aujourd’hui, mix d’inox et matériaux synthétiques, on les a eues… Mais, ils les avaient placées si loin de la place, là où tout le monde avait coutume de retrouver, que personne, ou presque, ne les utilisait. Elles étaient comme un fantôme pathétique dans leur lointain de parking. Oubliées.

Mais ce n’est pas tout. Imaginez que ces latrines modernes, la municipalité a décidé d’en installer ailleurs. Là où c’était utile parfois, mais aussi, comme pour la Monnaie, là où ça ne l’était pas. Il y a peu, ils en ont installé une (toujours le même modèle) dans un endroit où je trouvais qu’elle était la bienvenue. C’est tout près d’ici, dans le parc Lawrance. Ce parc est le rendez-vous des familles avec enfants, des mamies à toutou, des joggeurs, des SDF, des pétanqueurs et des visiteurs de prison (elle borde le parc). Avec tout ce monde, il fallait bien que ça évacue de temps en temps. Alors, les hommes pissaient contre les arbres et les marmots faisaient caca derrière les fourrés… Mais pourquoi donc, ont-ils installée leur très laide latrine ultramoderne au plus bel endroit du parc, juste dessous l’arbre le plus majestueux, un magnifique cèdre du Liban qui semble monter jusqu’au ciel et dont les branches s’étirent comme des bras gigantesques… L’autre jour, alors que j’observais cette un incongruité, je vis un homme entrer dans l’édicule et y rester longtemps, longtemps… Lorsqu’il est enfin sorti, il était en colère. Il jurait tant et tant que j’ai éclaté de rire. Il s’est approché de moi, et j’ai vu le bas de son pantalon mouillé : « Mais, monsieur, vous vous êtes pissé dessus ! » – « Non, madame, je ne me suis pas pissé dessus, mais je vous préviens, surtout n’entrez pas dans cette cahute de malheur, elle est méchante ! – Comment ça, méchante ? – Oui, méchante, je vous le dis. Elle m’a attaqué en traitre… J’étais en train d’uriner en prenant garde de bien viser le trou quand, je ne sais pas pourquoi, j’ai entendu subitement un énorme bruit, comme un vrombissement de moteur d’avion, la cuvette s’est repliée automatiquement dans un cache prévu à cet effet, et des jets d’eaux sont sortis de partout et ont commencé à asperger le sol et les murs de la cabine… j’ai voulu sortir. Impossible, la porte était bloquée… J’ai fini de pisser comme j’ai pu et j’ai dû attendre que la séquence de nettoyage automatique se termine pour pouvoir enfin ouvrir la porte… Voilà pourquoi, madame, j’ai le bas de mon pantalon mouillé... – Monsieur, vous n’êtes que l’une des multiples victimes de la modernité et de ses avatars automatisés. Tout ça n’est qu’affaire d’ingénieurs… – J’aimerais le connaître le fichu ingénieur qui a conçu ce machin-là… Il a dû faire de très longues études pour inventer une pissotière qui rend le pipi périlleux. »

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article