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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Le blues continental

Je suis un fieffé européen. Le rêve européen s’est penché sur mon berceau… Un rêve, fils du tragique et de l’utopie, fruit des tumultes et des tourments. Je suis Européen par imprégnation. Pour moi, le besoin d’Europe ne se discute pas… mais pour d’autres – je le constate autour de moi – le désir d’Europe reste encore incertain. Remontons le fil de cette histoire…

Dans les années qui ont vu ma naissance, au mitan du siècle, l’Europe des nationalités est morte des guerres paroxystiques qu’elle a engendrées. Deux conflits majeurs ont ruiné sa civilisation et n’ont fait que des vaincus. Il fallait bien en sortir. Raymond Aron, résume à sa façon  cet épisode : « Quand je plaidais pour la réconciliation entre la France et l’Allemagne, pour le travail en commun des pays de l’Europe de l’Ouest, mon argument majeur était très simple : nous serons nécessairement dans le même camps, la question est de savoir si nous y serons avec l’obsession de nos griefs respectifs, avec une amertume qui nous rongera ou bien si, de la nécessité historique qui pèse sur nous, nous tirerons une volonté positive de création… » Des hommes, bienvenus dans l’Histoire, ont su jouer avec cette mécanique paradoxale de la réconciliation et du pardon. Le pardon est une parole qui rompt avec le silence. C’est à la fois une acceptation et un renoncement : j’accepte les faits, mais je renonce à me venger. Le pardon est une remémoration du passé en échange d’un effacement du ressentiment et de la vertu d’une promesse.

Parmi ces hommes de la promesse européenne, il y eut Robert Schuman. En 1950 il fait une déclaration historique. Il appelle à la mise en commun des productions de charbon et d’acier de la France et de l’Allemagne, au sein d’une organisation ouverte. Un an plus tard, le 18 avril 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est créée, pour une période de 50 ans, avec la signature du traité de Paris par six pays : la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et la République fédérale d’Allemagne (RFA). Cette organisation constitue la première étape vers ce qui deviendra l’Union européenne (UE). Son but est d’assurer une paix durable sur le continent, grâce au développement d’une solidarité de production entre la France et l’Allemagne, dans un secteur stratégique, rendant impossible tout affrontement entre ces deux pays.

Depuis, en 70 ans tout s’est enchaîné. J’ai vu l’éclosion de la CEE, de la PAC, de l’union douanière, de l’Europe des 6 devenue l’Europe des 9, des 10, des 12… des 15, des 25, des 27 et des 28… les accords de Schengen, l’instauration de l’Euro, mais aussi le Brexit. 
Désormais, cette Europe, fille du tragique et de l’utopie, était pour moi une évidence. Une évidence tellement flagrante qu’elle en est aveuglante. Tellement aveuglante que j’ai versé dans ce qu’on nomme ironiquement l’euro-béatitude. Quelques réflexes d’esprit critique m’ont incité à penser contre moi-même. Je suis parti en quête des eurosceptiques, des eurocritiques, des europhobes et des souverainistes de tout poil pour saisir leurs arguments. À l’origine de cette méfiance, on trouve encore la figure de Raymond Aron, dont l’enthousiasme initial laissa la place à la perplexité : « Il n’existe pas de citoyens européens. Il n’y a que des citoyens allemands, français ou italiens… » Que disent ces contempteurs : l’Europe est ruineuse, ultralibérale, macho, antidémocratique, poussiéreuse, bureaucratique... fondés ou pas, ces clichés nourrissent une solide défiance. Singulièrement, Mélenchon et Le Pen sont en accord sur le constat d’une France « vache à lait ». « I want my money back » s’exclame l’un en 2018, reprenant la célèbre injonction de Thatcher ; « Sortir de l’Union européenne permettrait de faire 9 milliards d’économies par an », déclare l’autre lors du débat de l’entre-deux tours en 2017. Ces deux-là, aux positions habituellement antagoniques, se retrouvent aussi sur la question de la souveraineté et des compétences déléguées à l’Union Européenne : « J'inscris la supériorité du droit constitutionnel sur le droit européen », affirme Le Pen ; « La volonté du peuple français doit prévaloir sur les normes européennes… sinon, nous pratiquerons l'opt-out (un écart négocié avec le droit communautaire) » dit Mélenchon.

J’entendais toutes ces critiques ; certaines semblaient pertinentes. A mes camarades post-soixante-huitards qui avaient viré leur cuti pro-européenne jusqu’à entonner les refrains de la droite identitaire et du conservatisme hargneux et frileux, je répondais alors avec une conviction molle : « Oui, mais n’oubliez pas, l’Europe nous a fait le don de la paix… depuis 70 ans, nous n’avons pas entendu sonner le tocsin… Il faut aimer l’Europe, même quand elle n’est pas aimable.»   Ma génération à naïvement pensé que cette Europe nous était acquise. Et nous assistons – crédules fautifs – à la lente dislocation d’une œuvre qui nous dépasse. De petits renoncements en petits renoncements, nous en sommes au stade des grands reniements. Faut-il s’en remettre à l’interrogation désabusée de Paul Valéry : « L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique ? »
Mais voilà… Le 24 février dernier a bousculé cette morosité chronique. Dans son délire impérialiste le maitre du Kremlin a franchi le Rubicon. Il nous a administré un remède, un remède brutal, potion amère mais ô combien efficace ! Il nous a inventé un ennemi : lui. Un ennemi authentique, visible, incontestable, un ennemi qui terrorise autant qu’il mobilise, un ennemi qui nous rappelle durement que nous pouvons tout perdre, que la vie ne se réduit pas aux bisbilles dérisoires des jours d’avant.

La Fontaine avait des talents de visionnaire. Observons-nous… Nous sommes les animaux malades de la peste de la fable. D’un coup, d’un seul, face au danger, nous nous trouvons toutes les excuses, nous minimisons nos petits et grands travers et nous nous convainquons de faire, en toute chose, cause commune. Alors, on crie « haro sur le baudet… Ce pelé, ce galeux, d'où vient tout le mal… Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! »
Si la vieille Europe (celle des Monet, Schuman, Delors… des technocrates bruxellois) va rechigner à mourir, une Europe neuve pointe le bout de son nez. Elle hésite à naître, mais on devine qu’elle aura les traits de l’Europe-puissance voulue par Macron (1) mâtinée de l’Europe-passion exaltée par Zelensky (2)

 (1) Cf. la Lettre aux Français du président-candidat
(2) Dans son discours d’investiture, le nouveau président ukrainien, déclare, en pointant avec insistance son doigt sur sa tête : « l’Europe est dans nos têtes. Et quand l’Europe sera dans nos têtes, alors, l’Europe sera en Ukraine. Et c’est notre rêve commun. »
 

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