Le bref horizon de Jeanne

Jeanne… Jeanne a 16 ans porte toutes les misères du monde – les inévitables, les minuscules et surtout les indicibles.
Jeanne n’aime pas son corps – normal – et elle en énumère méticuleusement, toute pudeur abandonnée, le disgracieux : seins absents, silhouette maigre et molle, nez de perroquet, narines considérables, chatte visqueuse aux lèvres flasques… Tout y passe. Bref, Jeanne ne s’aime pas et ne s’est jamais aimée.
Jeanne n’aime pas son humiliante sœur qui s’est faite mettre alors qu’elle, Jeanne, ne sait pas ni quand, ni par qui, elle va être "déviergée". Jeanne a un sourd mal d’amour qui lui ronge l’âme et c’est pour elle une fatalité.
Jeanne n’aime pas la religion qui régente tous les moments de ses jours, qui lui dicte continûment ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire, qui elle doit être, qui elle ne doit pas être. Jeanne est mystique – elle le sait. Alors, Jeanne sauve de fugaces instants de plénitude le temps d’une prière et d’une musique, toujours trop tôt achevés.
Jeanne n’aime surtout pas sa mère – araignée, envahissante, dégoulinante de bigoterie, de moralisme, de normalité insupportable.
Jeanne n’aime pas être seule et ne pas savoir à qui parler. Alors Jeanne parle à son smartphone, se filme avec son smartphone et grimace – visage qui se tord, corps qui gesticule, rampe et se disloque – pour dire son mal-être d’adolescente à un très incertain public qui se connecte par petits soubresauts d’écran à Instagram.

Le texte est précis, prenant, convainquant. Les mots justes. La mise en scène (grand cube blanc, avec ses deux écrans latéraux qui répliquent en temps réel ce que diffuse Instagram) est efficace (l’attention fait des allers-retours constants entre la scène et les écrans). L’actrice est stupéfiante : sa présence, son aisance, sa diction, son jeu incessant avec le smartphone crée un mouvement continu. Vertigineux.
C’était hier soir à l’Espace Pluriel : _jeanne_dark_ de Marion Siéfert avec Helena de Laurens.