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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Pas touche !

 

(Chronique parue dans La République des Pyrénées du 11/02/23)


Episode de la vie d’un couple moderne. Ces couples qui se prennent, s’éprennent, se méprennent et se déprennent en cadence. La rupture semble être leur horizon de vie. Voici l’histoire vraie (avec des prénoms changés) de Solange et Pantxoa… Ces deux-là se connaissent depuis longtemps. Ils ont fait leurs études ensemble et, bien entendu, à force de se côtoyer, d’échanger, ils se sont mis en ménage. Quelques années après, il leur vint l’étrange idée de se marier. L’officialisation de leur union avait une raison avouée : faire un môme (échec), mais une autre plus secrète : se rassurer mutuellement. Il faut dire qu’entre-temps, deux ou trois coucheries inopinées avec de fugaces partenaires avait fragilisé leur confiance mutuelle. Et puis un jour… De loin, ça ressemblait à une minuscule scène de ménage – une de ces querelles ordinaires, fréquentes, agaçantes – celles qui laissent un goût amer dans la bouche et qui alimentent les passions tristes : la colère, les frustrations, les ressentiments… Qui produisent parfois cet envahissant désir de revanche dont on sait bien qu’il sera inassouvi. Car, il faut bien s’y faire : dans ce dérisoire combat ménager rien ne justifie que l’on se quitte et que l’on jette par-dessus bord un lien si ancien, fait d’attirances et de promesses réciproques. Car, on s’aime bien quand même. Mais ce jour-là, l’affection a cédé la place à l’agacement puis à la condescendance, et bientôt l’ironie s’est faite sarcasme. Est venu alors, le « mot qui tue », ce mot qu’il ne fallait pas dire, ce mot qui fabrique des irréconciliables. Le « T’es trop grasse, tu me dégoûte ! » de Panxoa, aussitôt suivi du « microb… mollassonne » de Solange ont touché juste : ils portaient tous deux sur des tabous, des tabous majeurs, ces sujets qui touchent au plus profond, à l’estime de soi, qu’il ne faut surtout pas aborder car ils sont dépositaires de tant d’humiliations. Et aussitôt ces maudits mots dits, le couple s’est disloqué.

Ce qui vaut pour ces minuscules querelles domestiques – celles de l’intime – vaut aussi pour les affaires collectives. Pour une large part, les mécanismes sont les mêmes ; ils portent en germe le principe supérieur de l’inviolabilité du tabou.

Prenons l’exemple de la communication dans l’espace public. Combien d’images, combien de mots ne sont plus acceptables aujourd’hui ? Essayez de placer dans une conversation des mots comme nègre, pédéraste… que les générations d’avant usaient à l’envi, vous serez ipso facto montré du doigt. Et pour peu qu’un brin de réseau social s’en mêle, votre réputation de gougnafier sera durablement établie. Alors que peut-on dire ?
Pour dire ce qu’on veut dire, on renonce alors à la ligne directe, au franc-parler, on use de litotes, de périphrases, on tourne autour du pot. Ces détours de langage sont l’expression de la bien-pensance contemporaine.
Un de mes amis qui a l’esprit chagrin s’en désole : « Il n’y a de place que pour l’humour désenchanté dans cette foutue période d’ordre moral, de pudibonderie…Voilà venue la gloire des inhibés, des gercés du cul, et des ennemis de la gauloiserie… C’est le triomphe de la connerie des grands sentiments… Comment décrire cette gadouille ?... »

Le constat est là : mis bout à bout, tous ces tabous encombrent notre paysage. Ils sont présents partout, dans les familles, dans les entreprise et même – surtout – dans la politique. Michel Rocard a fait de l’identification et de la compréhension des tabous l’outil principal dans l’art de négocier et la résorption des conflits. Il en a théorisé l’usage dans un texte remarquable (1). Pour lui, dans tout conflit : « Il y a souvent un fait dominant, un élément symbolique a priori non partageable, autour duquel tout s’organise… Dans la France d’Henri IV, ce tabou majeur, c’était l’unicité de religion. » Il ajoute que « briser ce tabou majeur incombe à la puissance dominante et c’est bien sûr la tâche politique la plus lourde qui puisse lui être impartie. » Voilà une réflexion dont les acteurs de la politique actuelle auraient pu tirer profit. Pour le projet sur la réforme des retraites, le tabou majeur était explicite. Il avait été clairement défini. Le plus modéré des opposants, Laurent Berger, le patron de la CFDT, le clamait sur tous les tons : « L’âge de départ, on n’y touche pas ! on n’y touche pas ! on n’y touche pas ! » Emmanuel Macron n’en a eu cure. Résultats : un million et demi de personnes dans la rue. 

(1) « L’art de la paix » préface à L’édit de Nantes, Éditions Atlantica, 1997
 

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