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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Ils en ont parlé !

C’était il y a un peu plus d’un siècle - en 1898 exactement – un dessin fit grand bruit. Son auteur, Caran d’Ache, y représentait en deux vignettes une famille bourgeoise de l’époque réunie pour le déjeuner dominical. Dans la première image, tous les convives sont assis sagement autour de la table, sourires épanouis. Dans la seconde image, on retrouve les mêmes dans la plus totale confusion : ça cogne, ça hurle, ça vocifère, on tente de s’étrangler… La légende tient en une courte phrase : « Ils en ont parlé ! » Il s’agissait de l’affaire Dreyfus bien sûr. 
Si ce dessin a marqué les esprits, c’est qu’il montrait avec talent que certains événements ont une singulière aptitude à exaspérer les opinions et fracturer les plus unis. Eh bien ! toutes proportions gardées, c’est la même situation qu’a vécue un groupe de Palois, amis de longue date. Ceux-ci ont pris le parti de transformer, tous les samedis matin, un bar proche des halles en centre d’analyse stratégique des affaires du monde. Rien ne résiste à leur sagacité autoproclamée. On y traite gaiement de questions hautement existentielles : Aspe ou Ossau ? Pacherenc ou Jurançon ? La République ou l’Eclair ? Plutôt chat ou plutôt chien ? Macron ou Mélenchon ?...
Ils aiment poursuivre les discussions jusqu’au moment où certains se rendent compte qu’ils vont devoir changer d’avis. On commande alors quelques bières, du café, un verre de vin blanc… De fait, la manière de discuter est tout aussi remarquable que le sujet de la dispute. On préfère le débat au combat, la dialectique à la polémique, la compétition des idées à l’affrontement des personnes, le jeu à l’enjeu.
Mais le surgissement dans l’actualité d’affaires nouvelles faillit faire voler en éclat ce subtil équilibre.
Il y eut d’abord ces vidéos prises dans les abattoirs. Ils se disputèrent d’abondance sur la maltraitance animale. Joseph, afficionado et grand croqueur de palombes, refusa de se faire traiter de bourreau par Jeannette, fraichement convertie au véganisme. On ne put les réconcilier.
Vint ensuite la déclaration d’indépendance de la Catalogne.  Robert voulut faire entendre son inquiétude européenne, sa crainte des dérives nationalistes face à l’exaltation identitaire de Guilhem le Béarnais et de Panxoa le Basque, tous trois prompts aux pensées abruptes. Leurs convictions respectives, débarrassées de l’effort de comprendre, étaient devenues des certitudes ; certitudes qui leur garrotaient l’esprit, réduisaient leurs échanges en une cacophonie de monologues. On frisa la rupture.
On en arriva enfin au gros sujet qui fâche : le harcèlement sexuel et le machisme ordinaire. Les filles firent bloc immédiatement. Les garçons, eux, se divisèrent en deux camps. D’un côté ceux qui, applaudissant des deux mains la libération de la parole des femmes, surpassaient en zèle les plus ardentes féministes. De l’autre côté, ceux que ce torrent de témoignages dérangeait. Paul se fit leur porte-parole : « Je ne suis pas Weinstein, je n’ai jamais violé ni forcé quiconque mais, voyez-vous les filles, en vous écoutant je me sens un porc. Comme si je portais d’un coup solitairement toute la mauvaise conscience des mâles de cette terre. Peut-être me trouble ce regard que portent les femmes sur nous les hommes, amplifié par le regard que nous portons sur nous-même.
 Mireille prit alors la parole : « Tu vois Paulo, tu te prends la tête avec de faux problèmes : un homme n’est pas un salaud parce qu’il est un homme, il est un salaud tout simplement parce qu’il est un salaud. » Il y eut un silence qui semblait être de l’approbation, mais Mireille ajouta : « Il faut toutefois que je te dise : tu es un poil lourdaud avec les filles Paulo, c’est un fait. Un peu couillon aussi. Parfois, je me demande si tu n’as pas que deux neurones et qu’ils sont très bas placés. Mais on ne peut traiter identiquement le harcèlement qui est un délit, le viol qui est un crime et ta muflerie. Ta muflerie – eh oui ! – et ta complaisance pour la lubricité qui sont des fautes morales. Un déficit de politesse et de respect, un manque de savoir-vivre. » 
Paulo aurait pu se vexer durablement. Il n’en fit rien. Il prit le temps de décrypter l’énigme des neurones et dit à celle qu’il voulait garder comme amie : « Mais c’est un moindre mal, non ? » 
Mireille voulut lui répondre que « la faiblesse de l’argument du moindre mal  a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » Mais, elle n’avait pas lu Hannah Arendt *.


* « Responsabilité et jugement » Petite bibliothèque Payot
 

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