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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Le paradoxe des nouveaux robinsons

Eh bien ! Nous voilà réduits d’un coup, d’un seul, à l’état d’apprentis robinsons. De minuscules robinsons. Des millions de robinsons, des robinsons de pacotille en vérité, mais des robinsons tout de même, avec leurs lot de saisissements, d’inquiétudes et de défis minuscules quotidiens à relever. Comme pour le « vrai » Robinson (celui du roman), l’imprévu a surgi dans nos vie comme une bourrasque. Plus rien n’est comme avant… Bien sûr, il n’y a rien de commun entre le tragique du naufrage du héros de Daniel Defoe, et ce qui nous arrive aujourd’hui. Robinson échouait sur une île. Notre soudaine insularité à nous, n’est pas un saut vers l’inconnu : elle a les modestes dimensions d’un appartement ou d’une maison aux murs familiers. Robinson avait aussi l’absolu de la solitude. Notre solitude à nous, n’est que relative ; elle est peuplée d’êtres de chair et d’os coutumiers – un mari, un père, un enfant… auxquels s’ajoutent ces amis que l’on connaît si bien mais qui devenus subitement invisibles, sans compter, pour les fêlés de Facebook, la longue cohorte de leurs fantômes numériques… Robinson avait enfin l’éternité. Sa condition de naufragé semblait ne pas avoir de fin. Son présent était une prison. L’avenir, simplement un rêve irraisonnable de salut improbable. Rien de tout ça pour nous. Notre aventure de naufragés sanitaires se comptera, dit-on, en semaines, en mois… mais, avec certitude, elle aura une fin. Mais est-ce que, comme l’annonce le président Macron, « le jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant » ? Aurons-nous appris de notre confinement ? Serons-nous si différent lorsque reprendra le quotidien des jours ordinaires ?
Tout au long des rues désertées, tout autour des places vides, il faut imaginer que s’écrivent en secret des milliers de « robinsonnades ». Les « robinsonnades », ce sont ces petites histoires, inspirées du mythe de Robinson, qui racontent des destins bousculés par l’irruption de l’enfermement et de l’esseulement. Elles font la fortune de la littérature populaire, du cinéma et même de la télé-réalité : les candidats de Koh Lanta s’investissent dans un rituel qui reproduit les épreuves de Robinson.
Notre assignation à résidence va produire des robinsonnades qui se joueront derrière les fenêtres closes des maisons ou des immeubles de la cité. Il y en aura de souriantes, de légères ; d’autres seront certainement pathétiques, triviales ou désespérées. Amusons-nous, au hasard, à dresser une petite galerie de portraits (presque imaginaires).
Là, il y a la fenêtre de la fourmi précautionneuse. Elle a pris soin, dès la première alerte, de garnir frigos, placards, caves et greniers, de pâtes, de riz, de sucre, de conserves, de patates et d’oignons. Elle passera tous ces prochains jours à veiller avec angoisse au bon état de son stock. 
A la fenêtre d’après, habite sa voisine la cigale insouciante qui, elle, n’a rien prévu. Penchée au balcon, elle supplie le rare passant qui passe de lui fournir un peu de pain ou quelques grains pour subsister. 
Plus loin, se trouve la fenêtre des enfants terribles que plus rien ne distrait. A force de bouderie et d’incessantes chamailleries, ils fabriquent très efficacement des parents désespérés. 
Sur le trottoir d’en face, il y a la fenêtre de l’homme soulagé. Sa vie au bureau n’était que succession d’ennuis, de vexations, de contrariétés… Ouste ! Tous ses ennuis au pluriel sont enfin enfuis. Mais bigre ! Voilà que s’installe l’ennui – le singulier ennui – encombrant compagnon. Notre homme reproduit sans le savoir le spleen du poète Jules Laforgue : «  Tout m’ennuie aujourd’hui / J’écarte mon rideau / Je mange, et baille, et lis, rien ne me passionne… / Bah ! Couchons-nous – Minuit. Une heure. Ah ! Chacun dort / Seul, je ne puis dormir et je m’ennuie encor. »
Dans le quartier populaire, le philosophe ronchon loge au 9ème étage de son HLM. De là, il épie les fenêtres des appartements de la barre d’immeuble qui lui fait face. Il observe que l’on s’y couche tard, très tard.  Les faibles lueurs bleutées des postes de télé persistent parfois toute la nuit. Notre philosophe analyse froidement la situation : De cette crise, sûr que c’est la télé qui triomphera ; elle fonctionne en continu et peut poursuivre sans répit, sans que plus rien ne lui fasse obstacle, sa lamentable entreprise d’engourdissement des âmes et des consciences… C’est la « caverne de Platon » des temps modernes. Alors, par un geste inconsidéré de révolte romantique, il suspend à la balustrade de son balcon un drap blanc sur lequel il a écrit d’une large écriture rouge : « Amis citoyens d’en face, soyez raisonnables : jetez vos télés par la fenêtre ! »
Et puis là, tout en haut, dans un studio sous les toits au ravin du Hédas, il y a la jeune et jolie Marion. Elle dit : « Me voilà devenue l’amie des corneilles, des pigeons et des pies qui gigotent à la plus haute branche du grand cèdre qui forme mon unique paysage lorsque j’ouvre la fenêtre. Dès le début, il m’a fallu composer avec cette idée encombrante que la solitude et le temps disponible me promettaient des jours et des nuits difficiles. Ma vie, jusqu’ici, n’était faite que des bruits, bavardages, frénésies et ivresses. Moi et ma bande de copains, nous étions dédaigneux de l’avenir, absorbés par la consommation indolente de l’instant. Nous vivions aussi libres et pépiant qu’une volée de moineaux. Et, moi je n’étais qu’un moineau parmi les autres. 
Je suis aujourd’hui seule en cage.
 

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