Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Elles sans eux (la nouvelle lettre à Brigitte)

 

Alix m’envoie par mail sa thèse de doctorat, accompagnée d’un petit message :

« L'après-thèse est un moment difficile à négocier. Plus de six ans à murir un sujet, l'observer attentivement, analyser ses moindres recoins, débusquer les ouvrages adéquats à ma réflexion, vivre sur mon terrain, parler, écouter, voir, comprendre, écrire, organiser, synthétiser...Des milliers d'heures consacrées à la production d'un joli pavé. Puis viens la soutenance, enfin. C'est fait, bravo. Et maintenant?
Le soulagement attendu n'est pas là. Je pensais pouvoir savourer un peu. Je pensais pouvoir me reposer et profiter, enfin légère, déchargée de ces pensées en boucle, qui me faisaient parfois dans mon lit, noter, à tâtons dans le noir, un détail, un angle à explorer, un titre à corriger, dans le carnet posé à cet effet sur la table de chevet. J'ai troqué une préoccupation lancinante pour d'autres. L'écriture de la thèse contre des pages de lettres de motivation. La construction d'un chapitre contre celle des dossiers. Et le trop-plein contre un vide. 

La coupable est en pièce-jointe. Il reste des tas de coquilles et j'ai quelques soucis de répétition que j'aurais voulu corriger mais Jean m'a dit que justement, te faire lire pourrait m'aider. 
Comment vont tes projets ? Quel est le thème de ta prochaine chronique ? Il parait que Brigitte Macron a eu vent d'un de tes écrits. Jean ne se rappelait plus des détails et en a donc rajouté de son cru : un bouquet de fleurs, une invitation à l’Élysée, un poste au ministère...Ce qui est agréable avec lui c'est que je ne m'ennuie jamais (et qu'il prépare admirablement bien les œufs brouillés). 
PS : je te préviens, la thèse est écrite en inclusif avec point médian et tutti quanti. On s'y habitue (je crois)! »

500 pages en écriture inclusive, c’est un sacré défi pour moi. J’ai mis au point, après tant d’années de fréquentation assidue des livres et de l’écriture, plusieurs techniques de lecture (rapide, sélective, attentive, méticuleuse, à voix basse, à voix haute…) qui me permettent de me dépatouiller d'un texte en toutes circonstances, mais je n’ai pas encore apprivoisé l’inclusif (un peu de résistance à un changement dont l’utilité peine à me convaincre).
Bref, pour me venger aimablement de cet exercice inhabituel, je décide de pousser jusqu’au bout la logique de la féminisation forcée du langage, en virant systématiquement toute trace de masculinité dans la réponse que je fais à Alix. 
Je lui envoie une version adaptée de « La lettre à Brigitte » (cf. chronique du 4 mars) qu’elle évoque dans son message :

LETTRE FÉMINISÉE A BRIGITTE

Claude P. a la rogne. Une rogne sincère, puissante, faite d’agacements, d’incompréhensions… Mais la rogne de Claude est aussi une rogne subtile, dite avec élégance et légèreté, – signature d’une belle esprite béarnaise.
L’affaire qui courrouce Claude est à classer à la rang des petites misères ordinaires qui nous pourrissent, à toutes, régulièrement la vie. C’est l’histoire d’une communication impossible avec l’administration en charge de la Cesu (chèque emploi service universelle) pour régler une problème de déclaration. Claude en a faite la compte : en toute, elle a passé huit appelles – huit appelles interminables – toutes sanctionnées par une échèque. Cette histoire est en quelque sorte la version modernisée de la célèbre « 22 à Asnières » de Fernande Raynaude. 
Soucieuse de ne pas garder pour elle ces fermentes de colère, après avoir contacté inutilement directrices et ministresses, Claude P. s’est résolue à écrire directement à Brigitte Macron. Extraites de sa correspondance : 
« Madame. Faut-il être osée pour vous écrire une telle banalité (j’avais déjà écrit à Mme Jacqueline Gourault (1) qui a dû trouver la sujette une peu trop simple et a jugé de ne pas me répondre)… » 
La histoire de Claude est banale certes, mais elle n’est surtout pas dérisoire car elle révèle une de nos malaises actuelles : LA INCOMMUNICATION. Cette néologisme forgée il y a une vingtaine d’années par des spécialistesses des sciences sociales, a été utilisée par la sociologue Dominique Volton devant des hôtelières réunies en congresse à Biarritz. Elle leur en donnait la définition suivante : « La incommunication, c’est une communication qui débouche sur la sentimente partagée de ne pas arriver à se comprendre (insatisfaction) ou sur la croyance que l’on est parvenue à se comprendre alors qu’il n’en est rien (malentendue). Elle se distingue de la non-communication et de la désaccorde (communication ayant abouti à une accorde sur la fait qu’on ne soit pas d’accorde). »
Cette problèmette a pris une dimension considérable avec la avènement de la internet. Les théoriciennes de la management des années 90, surfant sur la vague géante de la néo-libéralisme triomphante, dans leur recherche effrénée de la maximalisation des profites, ont vite saisi la potentielle offerte par les nouvelles technologies de la communication. Elles ont fait de la déshumanisation de la relation cliente la crédo de leur action. La déshumanisation de la relation cliente désigne cette phénomène par laquelle une part de plus en plus importante des dispositives de la supporte cliente se fait sans mobiliser une conseillère ou une agente humaine. La première tendance amorcée dans la domaine fut probablement la mise en place des services vocales interactives (SVI) qui ont partiellement déshumanisée la partie initiale de la recours à une centre de relation cliente. Mais la manie de la délocalisation exotique des call-centers (centresses d’appelles), à Bombay, au Maghreb ou ailleurs, participe de la même logique de réduction drastique des coûtes de la main d’œuvre.
Jamais la technologie des communications n’a été aussi perfectionnée ; et cependant notre monde ressemble chaque jour davantage à une royauté de muettes écoutées par des sourdes. Les unes ne peuvent plus parler, condamnées à la valse des poucettes sur les clavières ; et les autres sont impuissantes à entendre. Claude s’amuse de cette faite lorsqu’elle dit à Brigitte : « C’est pratiquement impossible d’avoir une conseillère… vous avez une plate-forme : faites la 1… puis la 2… puis la 3… et à la fin, on vous dit qu’elles ont beaucoup d’appelles – et à la revoire ! »
Mais voilà que, vingt ans plus tard, ces mêmes théoriciennes déshumanisatrices ont changé d’avisse.
« Humaine, trop humaine ! » semble être la point cardinale de leur nouvelle philosophie. Elles partent à la reconquête des bienveillances égarées. C’est la nouvelle paradoxe de la manageuse : passer de la déshumanisation à marche forcée à la réhumanisation séance tenante. Pour cela, leurs programmettes de gestion de la relation tentent de réparer les dégâtes pour prendre en compte des attentes des clientes (ou des usagères) qui se heurtent souvent à la réalité́ de l’entreprise (ou de l’administration) : plages d’ouverture limitées, tempes d’attente longues, réponses hétérogènes… Pour réconcilier tout cela, elles ont sorti une lapine de la chapelle : la « chatbote ». 
De quoi s’agit-il ? Une « chatbote » est une robotte conversationnelle qui dialogue par écrite avec les utilisatrices en une langage naturelle. Tolérante aux digressions, aux fautes de la orthographe et à la langage SMS, elle comprend les questions que lui posent les utilisatrices avec leurs propres motes, et peut leur fournir des réponses personnalisées en fonction de leur profile, de leur historique ou de leur contexte de navigation. Les bénéfices de la chatbote sont immédiates, disent les nouvelles manageuses, l’aire satisfaite. 
Mais, leur satisfaction n’est qu’une leurre. Elles ne font, avec leur belle outile, que répondre maladroitement à l’injonction faussement naïve qui sert de conclusion à Claude dans sa lettre à Brigitte : 
« Quelle est la ministresse, Madame, qui peut apporter une solution pour avoir une numéro directe avec quelqu’une à la bout ? »
Par cette seule brève phrase, Claude explique la écarte fondamentale qui distingue l’information (la message) de la communication (la relation).
(1) Ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales.
 
 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article