L'envol

Depuis une dizaine d'année, je fais, en rentrant du marché à pied, obstinément le même itinéraire et je me suis construit  - puissance de l'habitude - quelques rendez-vous qui marquent mon trajet, comme autant de rituels nécessaires. Parmi ceux-ci, le plus énigmatique est le bref échange avec l'homme à la grande barbe blanche qui passe sa journée, à demi-dissimulé derrière le rideau de la fenêtre de son logis situé au rez-de-chaussée d'un vieil immeuble décrépi donnant sur directement sur le trottoir au croisement de ma rue et du boulevard le plus passant de la ville. L'homme à la grande barbe blanche surveille avec une grande attention le va-et-vient bruyant des voitures, caressant de la main un chat placide assis sur le rebord de la fenêtre, près de lui. Lorsque le feu passe au rouge, j'engage ma traversée du boulevard : au bout du passage protégé, je me retrouve proche de l'homme à la grande barbe blanche : il m'adresse un grand sourire auquel je réponds d'un geste de la main et, visiblement satisfait de cette fugace complicité, l'homme me rend un étrange salut militaire en portant sa main tendue sur sa tempe droite qu'il abaisse, tout aussitôt, d'un geste vif. Ce salut me suffit pour l'imaginer ancien légionnaire au parcours agité, refugié dans cet improbable endroit d'une ville moyenne pour une fin de vie minuscule. Voilà, c'était tout...

Aujourd'hui les volets du rez-de-chaussée sont clos. Des gens ont piqué quelques fleurs, d'autres ont scotché des dessins naïfs... P'tit Louis - c'était son nom - s'est envolé. Et il manque.