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Des humeurs et des jours

Anachroniques contemporaines

Les encombrants

Vu, ces dernières semaines, dans les pages intérieures de la presse locale : « Lous Esbagats en Bretagne », « Lous toustem yoéns dans le bordelais », « L’âge d’or en balade », « Trente Poivre et sel découvrent la saligue », « Le 3ème Printemps en Normandie », « Une journée au cabaret pour les Toustem Hardits »… 
Tous ces titres – par leur fréquence et leur consistance – nous parlent en sourdine. Ils racontent que les ainés sont là, qu’ils sont bien là, et nombreux ; qu’ils occupent et le temps et l’espace ; qu’ils sont actifs, énergiques et curieux, et surtout, qu’il ne faut pas dire ce qu’ils sont ! Voilà où est l’essentiel : par des détours de langage, par des évitements, par l’euphémisation et la poétisation du réel, on s’emploie surtout à ne jamais prononcer ce mot si ordinaire devenu scandaleux : VIEUX.
Dans les intitulés des clubs de troisième âge, les résultats sont amusants. Mais le glossaire des organismes spécialisés est consternant : les mots à bannir et les expressions recommandées y sont minutieusement listés. Que de pirouettes verbales pour éviter d’utiliser les termes honnis : vieux, vieillesse, qui sonnent comme une rupture.
Alors, si l’on se persuade (saine démarche) qu’en allégeant le poids de mots, on ne soulage en rien le poids des maux, vient cette double question existentielle : QUAND EST-ON VIEUX ? QUAND SE DIT-ON VIEUX ? Pour cela, il nous faut affronter bien des regards.
Il y a le regard officiel de la carte d’identité. Ce minuscule objet est très indiscret. En trois lignes, en trois lignes seulement, accompagnées d’une photo (sourire interdit), il dit presque tout de nous et, par la seule magie de la date de naissance, il peut presque tout sur nous : il nous cadre, nous classe, nous catégorise, nous autorise, nous interdit, nous ouvre des droits, nous impose des devoirs… Passe-salutaire ou passe-réfractaire, c’est selon.
Il y a aussi notre propre regard, et il est complaisant. Il ne fait pas confiance aux miroirs. Les études montrent qu’il existe un écart de 10 à 15 ans entre notre âge ressenti et notre âge réel. A 70 ans, nous sommes des vieux paradoxaux : des vieux qui ne se voient pas comme tels, des vieux qui gardent l’âme puérile.
Enfin, il y a le regard des autres. Le sens commun perçoit bien qu’un sexagénaire et un nonagénaire affaibli n’ont guère de choses en commun. Le brouillage des âges fait émerger de nouvelles séquences de vie que le « senior marketing » s’empresse de nommer (toujours avec le souci de ne pas stigmatiser) : les 50/60 ans sont les “Masters” ; les 60/75 ans, les “Libérés” ; les 75/85 ans, les “Paisibles” et les 85 ans et au-delà, sont dits les “Grands Aînés”. Dans cette dynamique de « l’énigmatique bienheureuse vieillesse qui vient » (Robert Redeker), il faudra bien désigner habilement les centenaires qui font une irruption remarquable dans le paysage médiatique. Avant, ils étaient l’exception et faisaient les gros titres. Désormais, ils sont banalisés, rétrogradés dans les pages intérieures, au même niveau que les sorties des clubs de troisième âge (1).
Le vieux Léon n’en est pas tout à fait là, mais il s’en approche… Il se promène dans la vie avec une tête de lendemain de cuite… et ça le réjouit. Il dit ses pensées à qui veut bien les entendre : « Aujourd’hui les gériatres sont plus essentiels que les pédiatres (rires)… On devient si encombrants que je crains que l’on n’en devienne agaçants… si agaçants qu’ils vont bien finir par vouloir se débarrasser de nous… Un géronticide en quelque sorte… Malicieux, Léon poursuit son soliloque : Mais enfin, pourquoi me feraient-ils ça à moi ? Moi, je ne vis que d’étonnement et l’étonnement ne coûte pas cher… Ceux qui ne le trouvent pas, c’est qu’ils ne le cherchent pas… Ils sont tant occupés à vivre qu’ils en oublient de s’étonner…  Tu vois, je ne veux pas être de ceux qui ont l’âme couverte de rides, comme celles que l’âge a creusées sur leur visage, et qui, en vieillissant, sentent l’aigre et le moisi. Moi, je veux être comme Jules Supervielle : « On est parfois étonnés de mon émerveillement devant le monde. Il me vient autant de la permanence du rêve que de ma mauvaise mémoire. Tous deux me font aller de surprise en surprise et me forcent à m’étonner de tout : Tiens, il y a des arbres ! Tiens, il y a la mer ! Tien, il y a des femmes  et il y en a de fort belles ! » Mon émerveillement est une émotion, c’est donc une solitude. Comme on se sent seul parfois ! Vouloir partager une émotion est voué à l’échec. Alors, je triche : renonçant à faire du vrai, je tente de faire du sincère, recherchant, au fil des jours qui passent, cette plénitude qui me fait « habiter silencieusement le monde ».

(1) On s’accoutume d’autant plus à découvrir des centenaires autour de nous que leur nombre croit de façon continue. Ils étaient 3 800 en France dans les années 90, ils sont 13 800 vingt ans plus tard. Si l’espérance de vie poursuit sa croissance au rythme actuel, une fille sur deux qui nait aujourd’hui sera centenaire.
 

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